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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/911

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les voleurs de grand chemin, ou les voleurs de grand chemin les grands seigneurs. » Gay se tient constamment au-dessus de son sujet, tandis que les autres, à l’exception de Bulwer, ne manquent jamais de descendre au niveau. Dickens surtout, dans ce que nous nommerons, selon l’expression convenue, sa première manière, se laisse volontiers dominer par ses personnages, et, comme ils appartiennent assez généralement à une classe infime, on devine ce que peut gagner l’auteur à cette abnégation de soi. En attendant, reconnaissons qu’il eût fallu une native distinction bien rare et une noblesse d’intelligence comme nous n’en trouvons guère la trace chez l’auteur de Pickwick, pour échapper à l’influence d’un genre plutôt accepté peut-être que choisi par son talent. Naissance, position, travaux de jeunesse, tout concourait à le pousser nécessairement dans la voie où il s’est élancé, et ses défauts tiennent au moins autant à sa condition et à ses premières habitudes littéraires qu’à des erreurs de jugement ou à une imperfection d’esprit.

Dickens, né en 1812, fils de sténographe, suivit la profession de son père, et, lorsqu’il eut échangé le poste de reporter au Mirror of parliament contre une situation analogue au Morning Chronicle, il lui vint à l’esprit d’écrire les Sketches by Boz. Ce premier ouvrage parut par livraisons dans le Evening Chronicle (espèce de reproduction de la feuille du matin), et déjà nous y voyons comme le microcosme du monde créé par Dickens. Tout s’y trouve ; pas un de ses types favoris n’y manque. Cela ressemble à un cahier d’échantillons ; plus tard, on taillera en plein drap ; on fabriquera d’amples vêtemens (sans se faire faute même d’y introduire le double de ce que le vêtement comporte) ; mais l’étoffe et la couleur resteront les mêmes. Nous rencontrerons à chaque pas les figures qui, plus tard, sous leurs mille noms différens, vont partout nous frapper comme de vieilles connaissances. Fagin, Mantalini, Montagne Tibbs, la veuve Bardell ; l’avare décrépit et l’éternel vieillard chauve en guêtres et en gilet jaune ; le condamné à mort et le garnement jovial d’où descendent Grimes, Pickwick, Bill Sykes et Sam Weller : les voilà tous ; nommez-les à votre fantaisie.

Dans ce livre des Sketches se découvrent certaines pages, des meilleures que Dickens ait écrites. Quant à l’élément terrible, où, si l’auteur d’Oliver Twist l’avait voulu, il aurait trouvé plus d’une source de gloire légitime, nous ne nous souvenons pas qu’il règne quelque part avec plus de puissance que dans le fragment intitulé : La Mort de l’ivrogne. C’est de main de maître ; mais maître de quelle école, grand Dieu ! Il y a tantôt un siècle que, pour flétrir les « observateurs du désordre, » Jean-Jacques disait : « Ignorez-vous qu’il y a des objets si odieux qu’il n’est pas même permis à l’homme d’honneur de les voir ? » Et plus loin : « Ne serez-vous point aussi curieux d’observer un jour les voleurs dans leurs cavernes et de voir comment ils s’y prennent pour dévaliser