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homme qui à Mantoue entraîne Dickens dans la plus absurde des excursions, sous prétexte de lui « faire voir la ville, » et d’avoir l’air, vis-à-vis de lui-même, de gagner les quelques sous qu’il n’ose demander à titre d’aumône. On ne saurait attendrir le lecteur par des effets plus imprévus ou plus simples, et, dans les deux ou trois pages consacrées au malheureux cicerone en habit râpé, il n’y a rien que n’eût pu signer l’immortel auteur de Tristram Shandy ; ce qui n’empêche pas, hâtons-nous de le dire, les Pictures from Italy d’être le plus médiocre des ouvrages de Dickens. La belle affaire, vraiment, et bien digne d’un écrivain accrédité, d’un penseur, de parcourir l’Italie de Domo d’Ossola jusqu’à Naples, et de ne trouver à nous donner que des anecdotes d’auberge entremêlées çà et là d’insignifiantes redites en matière d’art et d’indécentes plaisanteries sur la religion !

Il est de ces sujets dangereux que l’homme d’esprit évite quelquefois, que l’homme de goût évite toujours. Il est des noms que vous pouvez taire, mais que vous ne pouvez prononcer légèrement, sous peine de trahir une complète absence de toute élévation d’esprit. Ainsi, dans la cité éternelle, dans cette majestueuse « Niobé des nations, » comme l’appelle Byron, dans la Rome de saint Pierre et de César, on ne saurait voir la reproduction de Londres ; vous ne sauriez, quel que soit d’ailleurs votre amour-propre national, comparer le Tibre à la Tamise, ni découvrir dans le dôme splendide qui, au-dessus de tant de ruines, s’élève, phare lumineux des nations catholiques, une analogie quelconque avec l’édifice plagiaire que l’hérésie luthérienne a dédié à saint Paul. Dickens est entré dans Rome par la frontière toscane, par la morne et désolée Campagna ; et pourtant, à l’aspect de ce champ désert, tombeau de tant de cités détruites et d’antiques temples renversés, aucune pensée de recueillement n’est venue le saisir et le préparer plus dignement à pénétrer dans la ville sainte, l’Urbs vastata de Tacite, la cité vivante de Pie IX. En face de ce profond sommeil de l’inspiration, qui ne se rappelle les magnifiques paroles que trouva, il y a tantôt dix ans, un voyageur français pour saluer cette auguste Rome, chère alors et sacrée pour lui à tant de titres ? Il y aurait presque de l’inconvenance à citer M. de Lamennais à côté de l’auteur de Barnaby Rudge, si, dans le sujet même qui les a occupés tous deux, il n’existait comme une vertu secrète qui, ce semble, devait ennoblir quiconque y toucherait. Toutefois, en admettant même que Dickens, par croyance et par éducation, pût rester froid et indifférent pour la cité classique et catholique, comment l’être pour le reste de cette terre poétique, peuplée des souvenirs les plus glorieux de l’Angleterre ? comment échapper aux ombres familières de Shakespeare, de Milton, de Shelley, de Byron ? l’alouette peut-elle chanter au matin dans les jardins de Vérone sans que la pensée de Juliette se réveille dans le cœur, et chaque brise de