l’Adriatique n’est-elle point chargée des imprécations de Shylock et des plaintes de Desdemone ? L’Arno murmure toujours le doux nom du Penseroso ; les rives du golfe de Gênes retentissent encore des pleurs de la jeune épouse de Percy Shelley ; et lorsque la lune baigne ses rayons tremblans dans les eaux du Canale grande, ne voyez-vous pas se dessiner, à la proue de cette gondole noire, la figure du noble exilé, du pâle chantre de Lara ? On a peine à concevoir qu’un Anglais, si calviniste qu’il fût, ne cédât pas aux sollicitations de tant de fantômes aimés, et l’on éprouve je ne sais quel sentiment pénible à voir un esprit distingué faiblir ainsi devant les exigences d’un sujet sérieux.
A tout prendre, Dickens atteint à l’apogée de son talent dans Barnaby Rudge et Martin Chuzzlewit, et encore le roman de Chuzzlewit n’est-il guère que le premier pas fait sur un terrain nouveau. Les premières observations de Dickens, nous le répétons, portent sur les faits, sur les incidens ; plus tard, ce sont les caractères mêmes qu’il étudie ; et, quoique nous ayons plus de sympathie pour sa dernière manière, nous ne serions pas éloigné de croire que la première fût celle qui comportât le plus grand développement de ses qualités naturelles.
Le principal défaut de Dickens (nous laissons de côté toute question de goût, il n’y faut pas penser, si l’on veut le juger avec impartialité), le principal défaut de Dickens, selon nous, c’est l’absence totale de composition dans chacune de ses œuvres, même les meilleures. Aucun jeu de lumière et d’ombre ; tout est sur le même plan, jamais de gradation, de perspective ! Cela nous rappelle un peu certains tableaux du XVIIe siècle, représentant les campagnes de Louis XIV, où tout ce qui compose la cour du grand roi se presse sur les devans dans une égale lumière ; puis, au fond, rien, si ce n’est le clocher de quelque ville flamande vaincue se perdant dans les nuages. Dickens entasse tous ses personnages sur le premier plan ; puis, entre eux et le fond du tableau, le décor en quelque sorte, aucune figure n’est dans l’ombre ; on ne remarque aucune de ces nuances qui, savamment combinées, forment un ensemble et maintiennent cette cohésion étroite entre les diverses parties, si nécessaire à toute œuvre d’art. Il faut bien le dire, Dickens n’est nullement artiste. Lorsque les beautés de langage et de style lui échappent (ce qui arrive fréquemment), il les doit au sentiment, à la hardiesse de sa pensée, à l’imprévu de ses idées, aux qualités enfin qui manquent assez généralement à ceux dont la forme est la préoccupation première.
Ce qui ne constitue pas un des caractères les moins curieux du talent de Dickens, c’est sa nationalité éminente. Il a quelques ressemblances avec certains écrivains étrangers ; mais tel qu’il est, à le prendre en entier, il ne peut être qu’Anglais, et Anglais de Londres même. Son