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En attendant que nos espérances se réalisent, et qu’il sorte de cette situation imprévue l’un de ces résultats désirables qu’elle nous parait renfermer, le peuple, convié à la première de ces représentations nationales, a eu du moins un spectacle au niveau de toutes les exigences : Corneille et Molière, Horace et le Malade imaginaire. La représentation a été très convenable, nous allions dire un peu froide. Le vieil Horace pourtant, Camille surtout et ses imprécations vengeresses ont souvent ému cet auditoire moins désorienté par la mâle simplicité de Corneille que par la gaieté sublime de Molière. Il n’y a pas lieu d’être surpris de cette première impression ; plus une ame est neuve, naïve, moins elle a été gâtée, faussée, refroidie par la civilisation ou l’expérience, mieux aussi elle est disposée à accueillir ce qui est héroïque, noble et grand, et à se méprendre sur la portée et le sens de la vraie comédie. Au premier aspect, les farces de Molière ne sont que des farces, et un spectateur inexpérimenté peut aisément confondre les plaisanteries de Diafoirus avec de triviales bouffonneries, j’ajouterai même qu’il le peut sans honte : Boileau ne s’y est-il pas trompé ? C’est en comparant, en vivant avec les hommes, qu’on démêle tout ce qu’il y a de profond, de vrai, quelle puissance d’observation se cache sous ces détails de consultations médicales ou de comptes d’apothicaire. Molière a cela de particulier, qu’on l’admire toujours davantage à mesure qu’on vieillit ; or, le peuple est jeune : c’est le secret, peut-être aussi le péril de sa victoire.

Le nom de Molière nous ramène au prologue de George Sand, car c’est l’auteur du Misanthrope qui est le héros de ce nouvel et démocratique Impromptu de Versailles. Comme dans l’Impromptu primitif, nous voyons Molière fort inquiet et fort troublé, parce que ses comédiens ne savent pas leur rôle, et qu’il a peur de faire attendre le roi. Les premières scènes du prologue de George Sand reproduisent trait pour trait le dialogue original : Allons donc, messieurs et mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur ? etc. Les craintes du pauvre Molière se réalisent : le roi a failli attendre ; le roi attend ; le roi a attendu. Seul, abandonné de ses camarades, l’infortuné poète, après un monologue où éclatent de beaux traits de mélancolie et de grandeur, se calme, s’assied et s’endort ; c’est surtout au théâtre et dans des situations pareilles qu’on peut dire avec Hamlet : Dormir ! rêver ! — Le rêve de Molière descend des frises sous la forme d’un nuage, d’où sort une muse escortée de six grands poètes : Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakspeare, Voltaire et Beaumarchais. Chacun d’eux récite quelques lignes empruntées à ses œuvres, ou inspirées par les souvenirs qui s’attachent à son nom, mais toutes conformes au programme de la soirée, c’est-à-dire prêchant l’égalité et la fraternité. La vision disparaît ; Molière se réveille, sa servante Laforêt vient lui dire que le roi attend ; mais quel roi ? Ce n’est plus celui de Versailles et de 1663, c’est celui de Paris et de 1848, c’est le peuple ! Molière prend bravement son parti, et il adresse à ce dernier successeur de Louis XIV un compliment de fort bon goût.

On le voit, ce prologue n’a pas coûté à George Sand de grands frais d’imagination, et nous croyons qu’il en a fallu davantage pour écrire André et Valentine. La donnée cependant était heureuse ; mais l’auteur en a-t-il tiré tout l’effet désirable ? Il nous semble qu’il y avait un autre parti à prendre, à la fois plus spirituel et plus courageux, car il arrive parfois, même en temps de république, que l’esprit est encore du courage.