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a entravé, au théâtre, le développement d’un art nouveau, doit disparaître aujourd’hui. L’art dramatique, comme la société qu’il représente, va se voir forcé ou de s’annuler, ou de se faire franchement démocratique. Et qu’on ne croie pas qu’il soit condamné, pour cela, à se faire banal, rude et grossier, à y perdre ses qualités d’élévation, de finesse, de poésie ou de grandeur ! Si la comparaison était de mise en ce moment, je dirais qu’il peut s’accomplir dans l’art quelque chose d’analogue à cette abrogation des titres nobiliaires qui n’ôtera rien ni au prestige des noms illustres, ni à l’éclat des grandes actions, et qui, popularisant les distinctions, au lieu de les anéantir, rendra chacun de nous responsable de son indignité réelle, ou de sa vraie noblesse. L’art élèvera la foule jusqu’à lui, ou plutôt son intime alliance avec la foule est une des conditions nécessaires de la société transformée. Est-ce donc la première fois que cette combinaison se présente ? Quelle puissance n’avait pas le théâtre à Athènes, alors qu’il s’associait au mouvement de la politique, aux fêtes du peuple, aux événemens de l’histoire, alors qu’il faisait partie de la vie active, et qu’il devenait l’écho, le commentaire, la satire, l’enseignement ou l’antagoniste public des orateurs, des hommes de guerre, des démagogues, des poètes et des philosophes !

Peut-être, et en tenant compte de certaines convenances que l’art moderne n’a plus le droit de froisser, quelques tentatives du même genre pourraient aujourd’hui se révéler au théâtre, et ce ne serait pas là le seul avantage à retirer de cette grande péripétie qui nous a tous frappés à l’improviste. Selon nous, si quelque chose a pu arrêter dans leur essor les écrivains qui semblaient, il y a quinze ans, promettre à notre théâtre de nouveaux jours de splendeur, c’est cet individualisme, ce culte excessif de sa propre personne, trait distinctif de plusieurs de nos illustres. Le génie dramatique, pour se développer et atteindre à quelque chose de grand, a besoin d’expansion, de communication avec les hommes ; le poète doit y faire abnégation de soi pour se mettre en contact plus direct, plus intime avec ceux qui l’écoutent. Qu’est-il arrivé, au contraire, aux écrivains de notre époque ? Pleins d’eux-mêmes, pénétrés de l’importance de leur individualité brillante, ils s’y repliaient, s’y enfermaient complaisamment, s’occupant moins de ce qui se passait au dehors que de ce qu’ils lisaient dans le livre de leur pensée, si bien que, le jour où il fallait se retrouver en face du public, les points de contact avaient disparu ; il n’y avait plus entre eux d’intermédiaires, plus de liens, plus de ces courans magnétiques qui propagent et répandent en un moment une idée dramatique. Désormais cette immobilité stérile d’un esprit occupé à se contempler n’est plus possible. C’est un des douloureux privilèges des révolutions que l’individu s’y amoindrisse et s’y annule dans l’orageuse grandeur de l’ensemble. La société est tout, l’homme est peu de chose, et voilà ce qui explique peut-être cet entraînement bizarre, ce mépris de la vie, cette tendance à faire bon marché de soi, qui caractérise les époques révolutionnaires. Il semble que chacun de nous y comprenne qu’il ne compte plus pour rien par lui-même, qu’il ne vaut que par l’immensité de l’œuvre à laquelle il concourt, semblable à ces atomes qui flottent un moment dans l’espace, jusqu’à ce qu’ils soient absorbés dans un rayon de soleil qui les anéantisse ou les féconde : c’est le temps des essais, des folies, des aventures et des crimes, mais aussi des dévouemens, des actions héroïques, et quelquefois des grandes œuvres.