Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inconnu jusqu’alors à Manille, y porte la terreur et la désolation, c’est qu’un crime a été commis, une grande faute que la population tout entière a tolérée. Qui peut exciter ainsi la colère céleste ? La présence seule des impies, des hérétiques, les crimes dont ils se sont rendus coupables. On comprend quel dut être l’effet de ces étranges rumeurs. Des agens habiles excitèrent les passions populaires et se mirent à la tête des Indiens. Le cri de mort aux étrangers ! fut proféré par l’un d’eux ; mille bouches le répétèrent. Le massacre commença à l’instant, et vingt-trois de nos compatriotes furent égorgés avec des Anglais, des Américains, leurs compagnons de dévouement, comme des victimes désignées d’avance par la jalousie et la haine des moines. Ce ne fut qu’après le massacre et la fuite de tous les étrangers que les ordres monastiques firent une démonstration hypocrite pour calmer la fureur populaire. L’archevêque, à la tête d’une longue procession, sortit de la cathédrale, se dirigea vers le théâtre du massacre, et les Indiens se retirèrent en silence devant l’hostie sainte que le prélat leur présentait, devant les moines qui s’avançaient derrière lui, chantant les hymnes sacrés. Plus tard, quand la France et l’Angleterre demandèrent la juste punition des coupables et des meneurs dans ces fatales journées, leurs démarches réitérées n’aboutirent à aucun résultat. La voix publique a fait peser sur les moines la responsabilité des massacres de 1820, et le système politique pratiqué de tout temps par eux dans l’archipel ne justifie que trop cette accusation.

Trois ans plus tard, en 1823, éclatait à Manille la conspiration du capitaine Novalès. Ainsi, les idées libérales, que les moines avaient voulu étouffer dans le sang européen, renaissaient avec une énergie inattendue. En 1819, le gouverneur, don Pedro de Folgueras, avait laissé se répandre dans la colonie de nombreux exemplaires de la constitution jurée en Espagne et acceptée en 1812. Une grande partie des créoles et des Espagnols de l’archipel y adhéraient secrètement. Pour les attacher au succès de son entreprise, pour diviser au moins les forces de ses ennemis, Novalès, dont le but réel était l’indépendance des Philippines, proclama la constitution de 1812, s’empara des remparts de Manille et les fit occuper par des soldats du régiment du roi, où il servait comme capitaine, et qui, sous ses ordres, s’était insurgé tout entier. Cependant le gouverneur, don Placido Duro, emportant avec lui les clés de la ville, s’était dérobé aux recherches des conjurés, et avait réuni autour de lui les troupes restées fidèles. Au moment d’entrer dans Manille, les rebelles trouvèrent les portes gardées partout au nom de don Placido. Alors une terreur panique s’empara des conspirateurs ; avec quelques amis dévoués et fidèles, Novalès chercha à s’ouvrir un passage, mais bientôt entouré, accablé par le nombre, il fut fait prisonnier. Jeté dans les cachots de la forteresse, jugé par une cour martiale, condamné à mort, il fut fusillé avec plus de cent de ses complices. Nul aveu, nulle faiblesse, nulle lâcheté, ne ternirent la gloire de l’audacieux capitaine. Toutefois quelques mots qu’il laissa échapper avant de mourir semblent prouver qu’il comptait sur la coopération de hauts fonctionnaires, de riches négocians créoles.

La tentative de Novalès était prématurée ; pourtant elle avait la portée d’un grave symptôme. Depuis 1823 jusqu’à nos jours, la situation de la colonie espagnole des Philippines n’a subi extérieurement aucune modification importante. Seulement un travail sourd et profond s’est opéré dans les esprits. On sent que