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le vieil édifice de la puissance monastique, maintenu aux Philippines, menace ruine de tous côtés. On sait qu’un jour viendra où il ne sera plus possible aux gouverneurs de continuer les traditions d’indolence et d’orgueilleuse incurie qui étaient en honneur du temps des vice-rois.


III

C’est par l’étude de la vie privée qu’on commence à comprendre le génie d’une nation étrangère. A peine arrivé à Manille, le voyageur a bien vite saisi ce qui fait à la fois la faiblesse et la grandeur de la domination espagnole, la persistance des vieilles qualités du génie castillan, la persistance aussi de ses défauts, le culte pieux des anciennes mœurs et aussi l’attachement obstiné aux anciens abus.

Manille est divisée par le Passig en deux villes bien distinctes. Sur la rive gauche du fleuve, la ville du gouverneur, de l’archevêque et des Espagnols, la ville de guerre élève ses murailles noircies, ses remparts crénelés, que dominent les clochers massifs d’églises nombreuses, les faîtes de couvens plus nombreux encore. De longues rues silencieuses qu’anime par momens la marche pesante des troupes de la garnison, des maisons sans ornemens, à l’architecture lourde et monotone, donnent à cette partie de la ville un aspect triste et sombre qui ne manque pas cependant de grandeur. Le quartier industriel et commerçant, qui forme presque, sous le nom de Bidondo, une ville distincte, contraste par le mouvement joyeux de ses rues avec la majesté sévère du quartier espagnol. Là plus de couvens, plus de rues solitaires. Le fleuve apparaît avec ses pirogues qui se croisent en tous sens, ses bancas indiennes, frêles et rapides, ses faluas espagnoles, ses navires de toute forme et de toute grandeur, dont les pavillons flottent mêlés et confondus, Des cascos, lourds bateaux de charge, remontent avec peine le long des bords ou descendent rapidement emportés vers la rade. Sur les deux rives, se presse une population de bateliers et d’Indiens. On voit même des femmes indiennes se jeter sans crainte dans les eaux du Passig, quoique couvertes à peine de la saga bariolée. Non loin de ces quais si bruyans, la Scolta, la grande rue chinoise de Bidondo, étale ses riches magasins, où les oiseaux de paradis, les laques de Chine et du Japon, brillent à côté des mille fantaisies du luxe européen, mises en montre avec une habileté surprenante pour qui n’a point visité le Céleste Empire. Étrangers, Chinois, métis, Indiens des provinces, Espagnols, se pressent, se coudoient dans cette rue, joyeusement animée. La Scolta sert de bourse à Manille. Déposant leur morgue et leur fierté de caste, chaque soir, les Espagnols, les négocians européens y discutent les affaires commerciales avec les riches Chinois, qui, assis gravement, leur offrent le thé avec une politesse prévenante, mais triste et sérieuse, car, pour eux, Manille n’est qu’un lieu de passage, où, à force de peines, de travaux et de persévérance, s’amassent les richesses qui leur permettront de retourner un jour dans la patrie quittée à regret. L’église de Saint-Sébastien apparaît au bout de la Scolta ; les quartiers populeux de San-Fernando, de San-Sebastian s’ouvrent devant vous ; à chaque coin de rue, des torches fumeuses éclairent les boutiques en plein vent des marchandes de riz, de betel, d’arak et de cigares.