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Le soir venu, l’ombre couvre le paysage, mais d’un voile transparent qui adoucit les contours sans les effacer. La nuit même à Jalapa n’a rien à envier au jour. C’est alors seulement que la ville commence à vivre. Dans les maisons basses des pays chauds, le rez-de-chaussée est, à l’approche de la nuit, un lieu de rendez-vous pour la famille. C’est le soir, à Jalapa comme dans plusieurs autres villes du Mexique, que le passant peut surprendre dans tout son charme l’existence domestique des habitans. Chaque fenêtre ouverte répand dans la rue silencieuse et obscure une joyeuse traînée de bruit et de lumière. Par les nuits tièdes de ce beau climat, l’étranger peut prendre ainsi sa part des fêtes de chaque soir ; il peut voir les Jalapenas déployant sans affectation leur désinvolture proverbiale[1], depuis le moment où ces fêtes commencent jusqu’à celui où les fleurs des coiffures se fanent, où la harpe cesse de se faire entendre et où les fenêtres se referment derrière les grillages des balcons.

Soit que l’on quitte Jalapa pour se diriger vers Mexico à travers les brouillards glacés de la zone froide, ou que l’on gagne Vera-Cruz sous le poids d’une chaleur de plus en plus étouffante, c’est toujours à regret que l’on abandonne cette tiède vallée. J’avais remis mon départ de jour en jour, et près de deux semaines s’étaient écoulées comme un songe depuis le soir où, me laissant devancer par le convoi d’argent après la mort subite du capitaine don Blas[2], j’étais entré seul à Jalapa. Mes ressources pécuniaires étaient à bout, il fallait partir. Je me mis en route, emmenant avec moi mon valet Cecilio et un autre compagnon de voyage que je n’ai pas encore mentionné, une chienne épagneule répondant au nom anglais de Love, que Cecilio avait transformé en un nom espagnol d’une signification toute différente, Lova[3]. Cette chienne me suivait dans toutes mes promenades, et mon cheval Storm, qui l’avait prise en affection, ne galopait jamais si gaiement que lorsqu’il la sentait bondir entre ses jambes ou mordre son poitrail fumant.

Nous eûmes bientôt laissé derrière nous les collines fertiles de Jalapa, ses champs d’orangers, de bananiers et de goyaviers, et nous ne tardâmes point à dépasser Lencero. C’est le nom qu’a laissé un soldat de Cortez à un petit endroit où il avait établi une venta et où s’élèvent encore quelques-unes de ces cabanes à claire-voie appelées jacales[4].

  1. Les femmes de Jalapa passent à juste titre pour les plus belles et les plus gracieuses de la république ; on cite leur goût prédominant pour les plaisirs, les fleurs et la musique.
  2. Voyez la livraison du 1er mars 1848.
  3. Love, en anglais amour ; lova, en espagnol louve.
  4. Ces cabanes sont construites en bambous espacés de manière à laisser circuler partout l’air et la lumière. -Voyez sur la venta de Lencero l’Histoire de la Conquête du Mexique, par Bernal Dias del Castillo, l’un des compagnons de Cortez, témoin oculaire de tous les événemens de la conquête.