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événemens courent à flots pressés tout auprès de nous, il faut par intervalle recouvrer quelque sang-froid pour regarder à quelque distance, pour étudier d’autres vicissitudes que les nôtres, pour tâcher d’en embrasser l’ensemble et d’en trouver la logique. Dans cet universel ébranlement, le plus sage est peut-être celui qui sait vivre au jour le jour ; s’il y a pourtant un moyen d’affermir son pied, d’assurer sa marche à travers ce présent qui fuit si vite, n’est-ce pas d’avoir au moins l’intelligence du passé d’hier ? N’est-ce pas de faire pour cette histoire de la veille ce qu’on a tant de peine à faire pour l’histoire du moment, de quitter notre seuil et d’aller la chercher autre part que dans notre rue ?

La révolution de février n’a pas enfanté le mouvement européen auquel nous assistons aujourd’hui, elle en a seulement hâté l’issue et grandi les proportions. Ces proportions ne sont point encore déterminées, loin de là, mais on commence à les entrevoir, et il y a déjà comme une esquisse que l’on peut essayer de calquer. Les idées, les institutions, les hommes sortent maintenant de cette obscure mêlée, où tout était en germe et en lutte. Le bruit de la première explosion se dissipe, la poussière retombe, et nous sommes enfin à peu près à même d’imaginer d’une façon un peu plus précise l’état de choses qui se développe autour de nous. C’est cet état général de l’Europe que nous voudrions retracer ici dans sa phase la plus récente.

Avant le 25 février, l’étranger s’occupait infiniment des incidens assez vulgaires qui constituaient alors l’histoire courante de la France : l’étranger s’occupe aujourd’hui beaucoup moins des curieuses merveilles qui passent à tout instant sur la France de février : il a comme nous son but à poursuivre, sa tâche qui le fixe. Il y a mieux, il y a quelque chose de plus frappant : toutes ces émotions violentes écloses à l’occasion des nôtres aux quatre coins de l’horizon, tous ces soulèvemens provoqués par notre exemple s’organisent sans tomber dans notre sphère ; ils aboutissent à des fins qui ne relèvent pas le moins du monde de notre direction. Une fois le branle reçu, personne ne nous a plus consultés ; tous, au rebours, nous supplient de les laisser tranquillement régler leur sort, et les plus libéraux sont ceux qui tiennent le plus à se réserver la conduite exclusive de leur libéralisme. Chaque nation s’avançant ainsi pour son compte et parlant en son nom, il n’en est pas une qui puisse se charger de révolutionner les autres à ses frais et à son bénéfice. La révolution appartient en tous lieux à ceux qui l’accomplissent. De là cette libre allure qui la caractérise vis-à-vis de nous, de là nécessairement aussi les différences qui la diversifient sur ce vaste terrain où elle s’asseoit en dehors de nous. Une preuve certaine que l’antique Europe vit encore d’une vie énergique, c’est l’énergie d’initiative avec laquelle elle aborde elle-même l’œuvre de sa régénération. La France de février a bien raison de répéter sans cesse qu’elle s’incline respectueusement devant le libre arbitre de tous ses voisins. S’immiscer de trop près dans leurs destinées, c’eût été purement propager chez eux des révolutions factices qui se seraient partout reproduites sous le même masque. La France, au contraire, gardant cette sage réserve qu’elle a dès l’abord hautement professée, la France restant sur l’expectative, les révolutions n’arrivent que là où elles le doivent et comme elles le doivent. Elles éclatent avec cette spontanéité originale qui les rend irrésistibles, parce qu’elle en prouve la légitimité ;