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elles prennent leurs voies naturelles, et, si elles sont accostées çà et là par des plagiaires qui visent à nous contrefaire, elles s’en débarrassent hardiment pour demeurer fidèles à leur vocation propre.

On ne distingue pas encore très clairement à l’heure qu’il est le résultat providentiel et particulier pour lequel la révolution de février nous était sans doute indispensable ; elle se complique d’exigences très mal définies, et se heurte à certains mots qui n’ont pas jusqu’ici de sens très positif. Les révolutions étrangères, dans le lointain où elles nous apparaissent, se manifestent pourtant avec un caractère plus net et plus ferme, parce qu’elles répondent à des besoins moins vagues, parce qu’elles découlent de nécessités qu’on eût plus difficilement résolues sans elles. Pendant que nous perdons beaucoup de temps et que nous gâtons beaucoup de besogne à nous demander par où nous pourrions reconstruire la société tout entière sur un meilleur modèle, l’Europe est possédée d’une passion plus sérieuse. Il ne s’agit pas pour elle de refaire à nouveau l’humanité ; elle travaille uniquement à regagner l’avance que nous avions depuis 89 ; elle édifie des institutions politiques et des nationalités compactes. Élargir et fortifier l’état en élevant tous les membres d’un même état à la dignité de citoyen, appeler tous les hommes d’un même sang à l’amour d’une même patrie en exaltant la mutuelle indépendance des races, tel est le double objet que la révolution européenne a maintenant entrepris d’atteindre : l’idée du siècle est là ; les empires qui se créeront n’auront plus d’autres bases.

Double est donc la révolution ; il y a simultanément en ce moment-ci, au cœur de l’Europe, formation de nouveaux établissemens politiques, développement ou résurrection des anciennes nationalités. La révolution nationale pivote, en quelque sorte, sur Vienne ; elle marche avec le Danube dans toute l’étendue de son cours, et, traversant les Alpes, elle rayonne le long de l’Apennin. La révolution politique siège à Francfort, d’où elle convie toute l’Allemagne à l’émancipation ; elle ambitionne la puissance maritime, et dans ses plans de grandeur elle a dépassé l’Eider, pour supprimer à moitié le Danemark. Ces deux révolutions se croisent et se combinent ; elles échangent leur influence au service l’une de l’autre : l’affranchissement des nationalités s’opère à Vienne avec le concours efficace de l’affranchissement politique, et les institutions considérables qui se préparent à Francfort ont d’avance leur point d’appui dans le sentiment national dont elles caressent l’orgueil. Voilà l’immense champ clos où règne la tourmente, où elle agite et pousse, soit à s’embrasser, soit à se choquer de front, les Allemands, les Danois, les Polonais, les Hongrois, les Slaves de toutes les branches, Illyriens, Bohêmes et Slovaques. Ce qui jaillira de ce pêle-mêle, le monde rajeuni qui doit naître un jour ou l’autre de tous ces élémens en guerre, comment le dire, quand il est déjà si malaisé de regarder à travers le tourbillon au jour d’aujourd’hui ?

Hors du tourbillon lui-même restent deux groupes d’états qu’il n’a pas encore entraînés : les petits états, la Suisse, la Belgique et la Hollande, qui, placées entre l’Allemagne et la France comme entre deux foyers d’incendie, se garent de leur mieux et défendent avec courage leur honorable neutralité ; — les grands états, l’Angleterre et la Russie, qui observent et attendent, chacune des deux se mettant en mesure pour faire face à des événemens qu’il n’a pas dépendu d’elles d’empêcher, pour se sauver, à force de précautions, du dommage