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cette idée. Les souscripteurs ne seraient en général dirigés que par un sentiment politique et humanitaire qui ne serait pas suffisant pour atteindre le but ; l’intérêt financier, ce grand stimulant, n’y serait pour rien ; les capitaux ne prennent pas confiance, en général, dans les entreprises agricoles, et celle-ci moins que d’autres les séduira. Une foule d’insuccès en ce genre ont discrédité ces spéculations. Supposons néanmoins que les capitaux soient réunis ; on n’aurait pas encore vaincu les grandes difficultés. Comment des ouvriers accoutumés à toutes les jouissances de la ville, à des salaires considérables, comparés à ceux des ouvriers de la terre, consentiraient-ils à s’enrégimenter pour aller vivre et travailler rudement dans la solitude des landes, des marais et des montagnes ? Ils ne trouveraient là aucun des plaisirs, aucune des distractions dont ils jouissent le dimanche, le lundi et quelquefois le mardi. Comment d’ailleurs pourraient-ils exécuter les rudes travaux auxquels on les destine, eux qui, pour la plupart, n’ont travaillé qu’à l’ombre, à des métiers qui éprouvent peu les forces musculaires ? Leurs travaux, dans les débuts surtout, seraient tout-à-fait insignifians ; beaucoup mourraient à la peine, sous l’influence de la fatigue excessive, de la nostalgie et de l’air délétère qu’exhalent les défrichemens et les marais. Il est à peu près certain que le plus grand nombre déserterait dès les premiers jours.

Les partisans de ce système ont sans doute fort peu l’expérience des travaux dont ils parlent, car ils sauraient que, pour défricher et dessécher les marais, il faut des terrassiers d’élite, rompus dès leur jeune âge à ce dur métier. Ce n’est certes pas parmi les tailleurs, les tisseurs, les peintres, les doreurs, les passementiers, les mégissiers, etc., que l’on trouverait les ouvriers propres à cette ouvre immense. Pour les déclasser et les ramener à la fabrique agricole, il faudrait les faire passer par un noviciat beaucoup moins dur, et qui ne leur imposât pas la privation absolue de toutes leurs habitudes sociales. Que ferait-on des vieillards, des femmes, des enfans ? Dans les premiers temps, du moins, ils n’auraient aucun emploi, car leurs faibles bras ne pourraient ni défricher ni creuser des canaux de desséchement ; ils ne pourraient être utilisés que bien plus tard, lorsque les exploitations seraient créées, lorsqu’il y aurait du bétail et de petites cultures.

A-t-on bien calculé tout ce qu’il faudrait de temps et de dépenses, je ne dis pas pour assurer le bien-être de cette armée de travailleurs, mais seulement pour lui faire une installation qui lui permît d’exister ? Il faudrait partout construire des locaux pour les hommes et pour les animaux ; il faudrait acheter des bestiaux, les fourrages nécessaires pour les nourrir jusqu’à ce qu’on eût créé des prairies naturelles et artificielles, des charrettes, des outils aratoires de toute espèce, le mobilier des ménages, etc., etc. Il faudrait un état-major pour diriger les travaux, des administrateurs et des comptables, toutes choses qui augmenteraient