taines pages de ce livre singulier qu’il donna dans notre langue il y a bientôt trois ans[1]. Je ne parle pas tant des hallucinations de sa métaphysique d’illuminé ; je parle surtout de quelques rares endroits où l’on sent l’instinct de l’artiste et la mélancolie du patriote s’allier si bien ensemble avec une si touchante étrangeté. Ainsi, par exemple, interrogeant la statuaire antique, Mickiewicz redemande à ses monumens les types slaves qu’elle a conservés. Tous ceux qu’il revendique, tous ceux qui lui représentent ses ancêtres, ce sont des types de victimes et de bourreaux. Winckelmann ou Visconti ne trouvera dans le Rémouleur qu’un esclave phrygien aiguisant le couteau avec lequel Apollon va égorger Marsyas : pour Mickiewicz, le Rémouleur est un bourreau slave, un soldat russe. Mesurez seulement l’angle facial de ce crâne déprimé : n’est-ce pas un crâne moscovite ? Étudiez sur ce visage fatigué cette expression originale de sinistre bonhomie et de résignation lugubre : ne reconnaissez-vous pas un impassible exécuteur des vengeances tsariennes ? Et les Prisonniers de la colonne Trajane, est-ce qu’ils ne ressemblent pas à ces convois de Polonais et de Lithuaniens enrôlés par force, que l’on rencontre sur les grands chemins du Nord, les mains liées et la tête basse, marchant en longues files pour aller périr au Caucase ? Et les Caryatides, les hommes-piliers avec leurs fortes épaules et leurs larges nuques, est-ce qu’on n’en aurait pas toujours les modèles dans les mines de Sibérie ? « Je ne pousserai pas plus loin les analogies, s’écrie enfin le poète désolé, il m’en coûterait trop de songer au Gladiateur mourant. »
Oui, l’esclave enrégimenté, l’esclave enchaîné, l’esclave torturé, l’esclave tourmenteur, tels sont encore les horribles tableaux sans cesse exposés aux regards de la Pologne. Elle n’a de choix qu’entre toutes ces formes de l’esclavage, et l’une ou l’autre de ces affreuses destinées attend chacun de ses fils. À contempler de pareilles perspectives, l’humeur primitive de la race s’est bientôt altérée. C’était une race vive et légère, facile au bonheur, amoureuse de mouvement et de gaieté, Slavus saltans. La Pologne a perdu cette insouciante sérénité de l’esprit slave. Le paysan polonais n’a plus lui-même grand goût pour ces joies d’enfant qui viennent encore si souvent alléger le poids du servage au fond des villages russes. La douceur des mœurs patriarcales, les bénédictions de la vie agricole ne sont guère désormais que des souvenirs sans effet, des mots sans empire. On a pour ainsi dire mutilé les ames en leur retranchant la jouissance de la patrie, et par cette plaie toujours béante s’échappent maintenant et s’enfuient tous les sentimens d’autrefois.
Un seul les a remplacés et subsiste à travers toutes les alternatives de l’exaspération et du découragement ; un seul remplit et domine ces
- ↑ L’Église officielle et le Messianisme.