pas dans la servitude ! — Le citoyen Chamfort ne sait pas ce qu’il dit cria une femme (peut-être Théroigne de Méricourt). Est-ce que l’enfant ne sourit pas à sa mère sous Domitien comme sous Titus ? — On savait alors son histoire romaine, comme les clubistes de 1848 savent leur histoire de 1792. Dieu seul a fait son livre ; les hommes ne font jamais le leur sans s’inspirer des livres antérieurs.
Les hommes de plume sont toujours des hommes de parti, même quand ils n’ont pas la foi politique ; l’indifférence les sauverait dans les révolutions, mais nul n’est indifférent qui a vécu des joies et des tourmens de l’esprit. On avait en 1793 la liberté d’être l’ami du pouvoir, mais on emprisonnait au nom de la liberté tous les mécontens. Chamfort fut conduit aux Madelonnettes en compagnie de l’abbé Barthélémy, dont on suspectait la couronne de cheveux blancs. La prison, dont quelques-uns s’accommodaient alors, tant on avait la vertu de la résignation, la prison fut odieuse à Chamfort. « Ce n’est pas la vie, ce n’est pas la mort ; il n’y a pas de milieu, il me faut ouvrir les yeux sur le ciel ou les fermer dans le tombeau. » Il redevint libre ; mais à peine eut-il le temps de respirer au grand air en compagnie d’un gendarme, que la prison se rouvrit pour lui. 11 jura de s’y soustraire : quand on vint pour le saisir, il se tira un coup de pistolet sur le front ; la balle lui fracassa le nez et lui enfonça un œil. Étonné de vivre, il s’arma d’un rasoir et essaya de se couper la gorge. La mort ne voulait pas de lui. En vain il se taille le sein, il s’ouvre les veines, il se frappe partout, égaré par la douleur. Le sang ruisselle, il tombe épuisé, mais vivant. A ceux qui voulaient le traîner en prison, il dicte d’une voix ferme : « Moi, Sébastien-Koch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir en homme libre plutôt que d’être conduit en esclave dans une prison. » Il signa d’une main sûre, avec un paraphe de sang, cette déclaration toute romaine[1].
- ↑ Voici un récit écrit par un ami de Chamfort :
J’arrivai peu de temps après : je n’oublierai jamais ce spectacle. Sa tête et son col étaient enveloppés de linges sanglans ; son oreiller, ses draps étaient aussi tachés de sang. Le peu qu’on apercevait de son visage en était encore couvert. Il parlait avec moins de violence et commençait à sentir sa faiblesse. Je restai debout près de lui, muet de saisissement, d’admiration et de douleur. « Mon ami, me dit-il en me tendant la main, voilà comme on échappe à ces gens-là. Ils prétendent que je me suis manqué, mais je sens que la balle est restée dans ma tête ; ils n’iront pas l’y chercher. » Tout ce qu’il disait avait ce caractère d’énergie et de simplicité. Après un moment de silence, il reprit d’un air tout-à-fait calme, et même de ce ton ironique qui lui était assez familier : « Que voulez-vous ? voilà ce que c’est que d’être maladroit de la main ; on ne réussit à rien, pas même à se tuer. » Alors il se mit à raconter comment il s’était perforé l’œil et le bas du front au lieu de s’enfoncer le crâne, puis char cuité le col au lieu de se le couper, et balafré la poitrine sans parvenir à se percer le cœur. « Enfin, ajouta-t-il, je me suis souvenu de Sénèque, et en l’honneur de Sénèque j’ai voulu m’ouvrir les veines ; mais il était riche, lui ; il avait tout à souhait, un bain bien chaud, enfin toutes ses aises ; moi je suis un pauvre diable, je n’ai rien de tout cela. Je me suis fait un mal horrible, et me voilà encore ; mais j’ai la bille dans la tète, c’est là le principal. Un peu plutôt, un peu plus tard, voilà tout. »