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La vie qui les anime aujourd’hui, qui les inspire, ira s’accroissant et se multipliant ; ces pensées abstraites, ces imaginations, ces désirs, se traduiront en faits un jour. Est-ce que l’histoire est autre chose qu’une grande création continuée sans intermittence à travers le temps ? Est-ce que la vie des hommes d’aujourd’hui ne se rattache pas à un temps éloigné et qui leur est inconnu ? Ce jeune homme qui passe en fumant, cet homme que je salue et qui exerce une profession dite libérale, ne s’inquiète sans doute pas de celui qui lui a procuré les loisirs de l’intelligence et les heures de plaisir, chacune d’elles payée, il y a trois cents ans peut-être, par tant et tant d’années de travail incessant et de dures fatigues. Un de ses ancêtres était peut-être, il y a quelque six ou sept cents ans, quelque brave bourgeois de Chartres, de Beauvais ou de Laon, qui lutta, travailla, supplia et épuisa ses ressources pour acheter au roi de France des chartes et des franchises. N’est-ce pas que la vie est inépuisable et que la source ne peut tarir ? La vie sort de la vie toujours plus abondante, chaque étincelle suffisant pour allumer un foyer immense, et, lorsqu’il semble s’éteindre, le plus léger souffle suffisant pour y maintenir la flamme. Aujourd’hui des enfans sont nés, aujourd’hui des amitiés nouvelles se sont formées. N’est-ce pas la vie qui s’enflamme au contact de la vie ? Comme elle revêt des formes innombrables, comme elle est inépuisable en phénomènes tous variés, en aventures, en pensées ! Comme dans ce Paris elle afflue, comme elle accourt de toutes les parties du monde, comme la vie universelle nous enveloppe en secret, sans que nous en sachions rien ! Les gracieuses toilettes de ces femmes qui passent près de moi sont le produit de dix ou quinze pensées particulières d’inventeurs, de fabricans, de marchandes de modes, de fleuristes. Regardez, ce boulevard contient des choses merveilleuses, des types sans nombre, plus qu’on n’en a esquissé et qu’on n’en esquissera jamais. mes bons amis les utopistes qui construisez la société à priori, sortez un peu, laissez là votre organisation du travail, votre formule de répartition, venez voir combien la vie est in disciplinable, comme l’existence humaine se rit de vous, combien votre système est étroit et combien cette chose nommée existence est immense et profonde. La vie est spontanée, et vos formules sont des abstractions.

O mes réformateurs ! voyez, que ferez-vous de tous ces types errant le long de ce boulevard ? Que ferez-vous de ces originalités très réelles pourtant, et qui ont toutes leur raison d’être dans la nature humaine ? Voici une jolie fille, pas encore abandonnée, qui met la tête à la portière de sa voiture, autrefois couverte d’armoiries fantastiques indiquant aux yeux des titres héraldiques qui existent dans la région de nulle part ; c’est une créature étrange, dont la vie ne pourrait être emprisonnée dans une formule. Sa vie est fluide, elle fuit et ondule ; le caprice suit le caprice, comme le flot suit le flot ; c’est la fantaisie qui la pousse. Elle a cherché comme vous le bonheur sur la terre, elle l’a voulu perpétuel comme vous, mais elle s’est mieux rendu compte de son essence, car, ayant reconnu que le bonheur était une chose passagère et que le plaisir ne durait pas, elle a été obligée de faire succéder le plaisir au plaisir minute par minute, sachant bien que, sans cette perpétuelle prévoyance, le bonheur s’évanouirait. Elle en sait plus long que vous sur le paradis terrestre, le pays de Cocagne et le travail attrayant. Et ce type parisien appelé le flâneur.