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qui passe lentement et à pas comptés le long des boutiques étincelantes, qu’en ferez-vous ? C’est un homme dont la vie peut se dire mystique, c’est un contemplateur ; il aime la contemplation de la société et de la civilisation, comme d’autres la contemplation de la nature. Tous les poteaux d’infamie du monde ne le changeraient pas, ne l’empêcheraient pas de regarder travailler les autres et de trouver cela un assez beau spectacle ; et cependant ne dites pas qu’il est oisif, qu’il est inutile. Qui sait tout ce qu’il a vu et appris dans ses longues flâneries ? Qui sait combien de secrets et de mystères infinis il a surpris dans cet étroit espace de terrain qu’il arpente chaque jour ? Vous n’avez pas le droit de le troubler, car vous ne savez pas ce qui peut sortir un jour de ce trésor d’observations entassées. Est-ce que Montaigne n’a pas mené cette existence toute sa vie ? Voici maintenant toute une famille de chanteurs en plein vent, venue des régions de la Bohême, autour de laquelle se groupent les passans. Le père est un grand gaillard à barbe noire ; sa large poitrine que laisse apercevoir son gilet débraillé, ses membres robustes qui font éclater son habit trop étroit, indiquent qu’il aurait pu forger le fer ou tailler la pierre, mais il a préféré exercer le métier d’oiseau chanteur sous les arbres, au milieu des places, et personne ne le lui reprochera, pas même vous. Et je vois plus d’un travailleur donner sa mince obole à cette petite fille à mine étrange, à ce petit garçon au teint bistré, qui un jour succéderont à leur père, tant l’hérédité est une chose naturelle et qu’on ne peut abolir ! Dites, mes réformateurs, n’est-ce pas la vie s’échappant par mille issues que vos formules ne fermeront jamais ? N’est-ce pas la vie révélant des formes auxquelles votre système n’a pas pensé ? Tout cela pourtant n’est que la vie extérieure, et, si vous ne pouvez réussir à l’emprisonner, combien aurez-vous moins de prise encore sur la vie morale !

Réformateurs, tâchez de faire le bien, de porter remède aux souffrances ; mais, quant à reconstruire l’homme, cela vous est interdit, car ce n’est pas vous qui l’avez créé, et vous ne savez même pas comment il a pu l’être. Ennemis du laissez faire, j’en suis ennemi comme vous, mais il est une chose qui vous dira toujours laissez faire : c’est le temps. Il produira, soyez-en sûrs, des formes nouvelles dans lesquelles l’existence des peuples s’enveloppera, une manière de vivre, des mœurs que vous ne soupçonnez pas, des arts nouveaux, des sciences nouvelles, une hiérarchie sociale que nos rêves les plus hardis ne peuvent pas même prévoir. Votre ère des constitutions ne durera pas toujours, car l’existence des peuples ne repose pas sur des chartes, mais elle a des fondemens dans les puissances secrètes de l’ame. Voyez ce qui a gouverné le monde jusqu’à présent : ce ne sont point des constitutions, c’est le culte de la beauté, l’idée de la patrie, c’est la religion, c’est le respect, c’est l’industrie, chacune de ces choses n’ayant pas besoin de constitution pour exister, formant sa hiérarchie d’elle-même par la force de sa nature, et s’amendant, se perfectionnant à travers le temps et non par un décret. Malheur à l’homme d’état de nos jours qui ne voit pas que sa seule affaire est d’empêcher le mal et de maintenir le bien pendant son existence, de prévenir le retour du mal et l’obstacle au bien en jetant de nouvelles semences de vertu, de justice, de charité, qui certes lui survivront ! Malheur à lui s’il croit devoir se substituer à l’influence du, temps, qui ronge toute chose et amène à chaque instant de nouveaux faits et de nouveaux hommes, s’il croit pouvoir