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il s’est produit dans la révolution. Or, l’avenir appartient à la démocratie ; nul écrivain n’est plus pénétré que M. de Chateaubriand de cette vérité : « La dernière heure de l’aristocratie a sonné, dit-il ; l’aristocratie à trois âges, l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités. Sortie du premier, elle dégénère dans le second, et s’éteint dans le dernier. » C’est donc un démocrate qui a écrit les Mémoires ; mais, comme les convictions, les goûts même de l’esprit n’ont pu détruire complètement les influences du berceau et de l’éducation, le patricien reparaît plus d’une fois avec son beau côté, c’est-à-dire, un vif instinct de dignité personnelle, un amour plus ferme de la liberté, et aussi avec ses restes de loyalty, de fidélité chevaleresque aux hommes ou aux races, sentimens qui dominaient la vie d’autrefois et qui ont perdu aujourd’hui leur signification.

Du reste, pour juger sainement un mouvement social qui changera le monde, M. de Chateaubriand n’avait pas besoin de se faire des opinions nouvelles. Entre une grande idée et un grand génie, il ne peut jamais y avoir rupture complète, il ne peut exister que des désaccords partiels, des malentendus passagers. A une époque où, souillée de sang et méconnaissable, la révolution française était mise au ban de l’opinion en Europe, et semblait condamnée à n’inspirer plus que du dégoût et de la haine, le premier écrivain qui ait osé prendre sa défense à l’étranger est un jeune émigré de vingt-huit ans, dont la famille venait d’être décimée par la terreur. C’est à Londres, en 1797, que M. de Chateaubriand publia cet ouvrage que Carrel appelait « l’étonnant Essai sur les révolutions, » livre étonnant, en effet, de savoir, d’audace, de témérité et de prévision en tout genre. Dans cet ouvrage, écrit au milieu et sous la pression de tous les préjugés d’un parti aveugle, qui ne voyait dans la révolution qu’un accident fortuit, passager, attribué à des causes puériles, le jeune penseur entreprend hardiment la démonstration d’une thèse ainsi conçue : « La révolution française, dit-il, ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre, elle vient des choses. Elle était inévitable, c’est ce que mille gens ne veulent pas se persuader. Elle provient surtout du progrès de la société à la fois vers les lumières et vers la corruption ; c’est pourquoi on remarque dans la révolution française tant d’excellens principes et de conséquences funestes les premiers dérivent d’une théorie éclairée, les secondes de la corruption des mœurs. Voilà ce que j’ai cherché à démontrer dans tout le cours de cet Essai. »

Voici un passage plus extraordinaire encore pour le temps, le lieu et l’homme : « Il y a, dit l’auteur de l’Essai, il y a toujours quelque chose de bon dans une révolution, et ce quelque chose survit à la révolution même. Ceux qui sont placés près d’un événement tragique sont beaucoup plus frappés des maux que des avantages qui en résultent ;