repoussant encore quand il raconte à Morton toutes les joies affreuses qu’il se donne au fond de son taudis. « Ici, s’écrie-t-il, dans cette maison noire et suspecte, des lords, des généraux, des marquises hautaines, sont venus se mettre à genoux devant moi ; ici, l’homme d’état a fait fléchir son orgueil ; ici, la jeune et altière duchesse, enviée de tous, s’est offerte à ma merci. Bien des ducs encore, bien des ministres, bien des grandes dames y viendront, car c’est ici que se pèse la destinée de plus décent millions d’hommes. » L’usurier continue ainsi à savourer sa haine, et bientôt, dans son exaltation fiévreuse, il veut faire admirer à Morton la poésie de son existence.
« Et vous croyez, lui dit-il, que nous n’avons pas de joies, pas de poésie, pas d’impressions sublimes ! Vous croyez que, sous notre extérieur glacé, ce n’est pas un grand cœur qui bat, ce n’est pas un sang généreux qui bouillonne ! Vous croyez que la poésie de Byron était plus hardie que la mienne, plus hardie que l’imagination du vieux Stéphy ! Byron s’est fait un nom qu’il a confié à la mémoire de quelques milliers de sots ; nous, nous créons un empire, nous fondons une église qui sera plus brillante que l’église romaine, plus magnifique et plus durable que le Vatican. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, car c’est sur l’enfer même qu’elle est bâtie. »
J’ai dû citer les passages les plus expressifs du livre de M. Sealsfield, car il m’eût été impossible de faire comprendre au lecteur l’extravagance d’une conception pareille. Certes, l’obscurité et les contradictions n’y manquent pas. J’avais cru d’abord que l’auteur essayait de personnifier avec force l’avènement universel de la démocratie et les races opprimées depuis tant de siècles arrivant à la richesse, à la liberté, au pouvoir, à force de travail et de vertus opiniâtres. Je crains maintenant que son livre ne soit une injurieuse satire de ce que nos hardis novateurs appellent la bourgeoisie. Si Lomond représente fidèlement le tiers-état, il faut déchirer nos annales, il faut effacer la date sainte de 89, mettre à néant les souvenirs de la constituante et substituer à cette histoire sublime l’histoire telle qu’elle se rapetisse et se défigure dans les pamphlets de nos démagogues. Il m’en coûte, je l’avoue, d’être obligé de voir ces tristes diatribes sous les inventions poétiques de M. Sealsfield et de si fâcheuses erreurs chez une intelligence si belle ; mais la clarté ne se fait-elle pas peu à peu ? Mes doutes s’éclaircissent encore lorsque je vois Morton, chez un des chefs de l’aristocratie de Londres, au milieu d’un bal éblouissant, livrer, dans un accès de délire, tous les secrets de son maître, et prédire la révolution de 1830 avec un luxe fort singulier de narrations fantasques et d’images apocalyptiques. Décidément, le sens que je soupçonnais est manifeste : au lieu d’écrire un poème grandiose comme il semblait l’annoncer, au lieu de personnifier en des figures idéales la lutte qui agite le monde depuis 89, M. Sealsfield a caché sous les rêves de sa fantaisie une