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Corneille à l’Espagne, cela suffirait-il pour caractériser complètement l’esprit du plus investigateur des siècles, du plus universel et du plus actif des hommes ? Sous cette multitude d’opinions précipitées, de jugemens irréfléchis, d’assertions passionnées, ne sent-on pas qu’il y a au fond un mouvement nouveau de recherche critique dont la portée générale pallie l’effet des inexactitudes partielles, et dont le développement doit servir à corriger ces inexactitudes mêmes ?

Chaque époque, on peut le dire, indépendamment de l’imperfection plus ou moins grande des moyens d’instruction dont elle dispose pour arriver à la vérité historique ou littéraire, porte en elle-même ses causes morales d’erreur. Le XVIIIe siècle a propagé dans le monde bien des idées superficielles, bien des notions peu sûres, bien des hypothèses frivoles. Il est de grandes et originales poésies dont le mystérieux caractère est resté voilé pour lui. Il y a dans l’éclatante inspiration d’un Dante, d’un Calderon, d’un Shakspeare, des profondeurs où il ne pénètre pas, mille particularités nationales dont il méconnaît et altère le sens, mille nuances de passion et de sentiment dont il ne discerne pas la délicatesse ou la force, et cela s’explique aisément. Pour ressaisir et interpréter avec justesse l’élément vital et inspirateur d’un ensemble d’œuvres comme celles qui composent le théâtre espagnol dans sa gloire, d’une haute et vaste conception comme la Divine Comédie, il faut, à quelque degré, partager le feu des croyances qui respirent dans ces productions, sympathiser avec leur pensée première, ou bien encore, si ce n’est ceci, vivre dans un temps où l’équité de l’esprit sache tout embrasser et tout comprendre au point de vue historique. Le XVIIIe siècle se trouvait-il dans l’une ou l’autre de ces conditions ? Bien loin de nourrir dans son sein l’ardeur de la foi religieuse, il réagissait contre elle de toute la force d’un scepticisme altier et dissolvant ; bien loin d’être une époque d’impartialité historique, c’était un siècle de polémique hardie, violente, inflexible contre le passé. S’il a aussi interprété Shakspeare avec peu de fidélité et de largeur, je crois entrevoir un motif qu’on n’a point dit, ce me semble. Le XVIIIe siècle tendait à réhabiliter la nature humaine, à l’exalter à ses propres yeux, à lui inculquer l’idée de sa supériorité, d’une perfectibilité indéfinie. La philosophie de Shakspeare, au contraire, ne tend-elle pas sans cesse à mettre à nu nos misères, notre infirmité, le drame secret et amer de nos plus tristes penchans, de nos passions les plus corruptrices se liguant pour fatiguer et énerver notre énergie morale dans des luttes infimes ? Voyez Othello, cette noble nature guerrière, se débattant sous le malfaisant et venimeux empire d’un Iago. Comment le XVIIIe siècle, qui flattait l’orgueil de la raison, qui la proclamait souveraine et la montrait si fière, si enivrée d’elle-même, eût-il reconnu quelque chose de cette raison superbe dans l’intelligence chancelante et troublée de