Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

possible. J’allai donc chez Marilhat faire provision de couleur locale ; une sincère admiration chaleureusement exprimée de ma part, une bienveillance reconnaissante de la sienne, avaient établi entre nous des rapports qui, pour n’être pas fréquens, n’en étaient pas moins cordiaux. Il m’ouvrit tous ses cartons avec une inépuisable complaisance, me dessina ou me permit de calquer les costumes dont j’avais besoin, et me prêta même une petite guitare arabe à trois cordes, au ventre en calebasse et au long manche d’ébène et d’ivoire, qui servit à la péri dans sa scène de séduction musicale ; il est vrai de dire qu’aucune danseuse, à l’exception de Mlle Delphine Marquet, ne voulut se conformer aux indications de Marilhat, et que toutes, à mon grand désespoir, préférèrent s’habiller en sultanes du jardin Turc, ce qui me démontra la vanité de la couleur locale en matière chorégraphique.

Maintenant ces yeux si avides de lumière sont baignés par l’ombre éternelle, et lorsqu’on reporta la guitare, dont on avait fait une copie en carton, la porte de l’atelier était fermée pour ne plus se rouvrir. Marilhat n’était pas mort, mais déjà il était perdu pour les arts ; la tête ne guidait plus cette main si habile, et deux ans il se survécut ainsi à lui-même. Lorsqu’après des alternatives de calme et d’exaltation il s’éteignit enfin, les journaux, préoccupés de quelques misérables tracasseries politiques dont l’opposition taquinait alors la royauté, se turent sur cette triste fin, et la tombe du grand peintre mort si jeune ne reçut pas même ces banales couronnes nécrologiques qu’on jette à toutes les médiocrités défuntes comme pour les remercier de s’en être allées. L’oubli vient si vite dans notre époque affairée ! A peine se souvient-on de soi-même ; d’ailleurs, les vivans réclament leur part de publicité avec une telle énergie, que les morts doivent en souffrir, et moi, dont aucun génie n’a trouvé l’admiration infidèle, je ne suis pas non plus sans quelques remords à l’endroit de la mémoire de Marilhat. Voici bien des mois déjà que l’annonce de l’article qui le concerne se reproduit sur la couverture de la Revue des Deux Mondes ; mais la vie, comme dit Montaigne, est ondoyante et diverse, et la plus ferme volonté dévie à chaque instant ; le labeur de chaque jour, les mille soins de l’existence, les chagrins et les découragement d’un poète qui poursuit son rêve à travers les pesantes réalités du journalisme, une révolution, un deuil irréparable dans les circonstances les plus douloureuses, me serviront d’excuse, et mon hommage, pour être un peu tardif, n’en sera pas moins senti. Je n’oublie vite que les sots et les méchans.

Je n’ai pu m’empêcher de commencer cette esquisse biographique, sur laquelle la mort prématurée de celui qui en est l’objet jette d’avance comme un crêpe de tristesse, par les deux anecdotes frivoles et peut-être puériles qu’on vient de lire. Aujourd’hui les peintures du salon de la rue du Doyenné ont disparu sous une couche de badigeon,