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public. L’auteur avait commencé par édifier les deux ailes de son monument ; les constructions intermédiaires ont été le dernier travail de ce vigoureux génie.

On dit qu’il est dans la vie un moment, à l’entrée de la vieillesse, où les souvenirs du passé se réveillent en foule, et, plus vifs, plus brillans que jamais, viennent illuminer une dernière fois le déclin de nos jours. C’est à cette heure propice que M. de Chateaubriand reprend la plume. Nous sommes en 1836 ; l’illustre écrivain se retrouve à Dieppe, où, sous-lieutenant au régiment de Navarre, il exerçait autrefois des recrues sur les galets, à Dieppe, où plus tard il fut exilé par Napoléon, et où plus tard encore il fut surpris par la révolution de juillet ; il s’y retrouve chargé d’ans et de gloire, retiré des affaires, fatigué des hommes, éprouvé par les révolutions. L’aspect de ces vagues, «de ces gémissantes amies, » qu’il est venu si souvent visiter et qu’il revoit les mêmes, lui qui a tant changé, le ramène aux émotions d’autrefois. Il ouvre ce manuscrit aimé qui fut le confident de sa pensée, le délassement et la consolation de sa vie, ce manuscrit rédigé sur toutes les routes, en des lieux et des climats divers, sous les ombrages d’Aulnay, à Paris, à Berlin, à Londres, à Venise, à Prague. Les plus brillantes pages de sa vie, de 1800 à 1828, y sont restées en blanc : il va les remplir, et, les ornant de cette poésie mélancolique et grandiose qui émane naturellement de lui comme le parfum de la fleur, il les embellira encore de cette sérénité d’une existence qui se détache du monde, et de cette fraîcheur d’impressions, de cette variété de couleurs que le génie emploie avec amour à redonner la vie à ce qui n’est plus, quand le présent a perdu le pouvoir de le distraire du passé.

Nous avons laissé M. de Chateaubriand à Londres, cachant son obscure pauvreté au milieu de ce monde si bigarré de l’émigration, qui est peint dans les Mémoires avec un charme extrême. On y voit figurer les princes, les grands seigneurs, et les chevaliers d’industrie du trône et de l’autel qui se pressent autour d’eux, des paysans vendéens qui viennent chercher des soldats et ne trouvent que des courtisans, des gentilshommes devenus professeurs de latin ou fabricans de chapeaux de paille, et des aventuriers qui roulent carrosse, comme Peltier, par exemple, le fameux rédacteur du Courrier de l’Europe, qui eut un instant l’honneur d’irriter Napoléon ; la belle Mme Lindsay, la dernière des Ninon, au foyer de laquelle on vient causer de la patrie absente ; M. de Montlosier, le patricien auvergnat, dont le portrait est des plus piquans ; Cléry, nouvellement débarqué de France, et lisant dans les salons le manuscrit de ses mémoires sur le Temple ; le chevalier de Pannat, l’homme-nouvelle ; l’abbé Delille et sa ménagère ; Mme de Boigne, la plus jeune et la plus jolie des Françaises du West-End ; la duchesse de Châtillon, etc. « De temps en temps, dit l’auteur, la