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supposer l’existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l’humanité. »

Si, à travers toute cette poésie de victoires et de conquêtes qui nous masque la vie de chaque jour sous l’empire, on veut se faire une idée de la prose de ce temps-là, qu’on lise, par exemple, certaines parties des Mémoires de M. de Rovigo, le dernier ministre de la police impériale ; vrai soldat, brave comme tous les soldats, point méchant du reste, mais aveuglément dévoué à Napoléon, appliquant avec un sang-froid imperturbable et expliquant avec une parfaite candeur les principes de son maître en matière de gouvernement. En prenant la direction de la police, M. de Rovigo commence par diviser les hommes en deux classes, ceux que l’on séduit avec de l’argent et ceux que l’on gagne par les femmes. « J’ai connu, dit-il, des agens tellement adroits dans cette corruption (celle de l’argent), qu’ils rendaient joueur celui qui leur résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à crédit, et, lorsqu’ils l’avaient mis dans cet état, ils composaient avec lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu’ils réussissaient presque toujours. » Sur ce principe fondamental, le ministre organise un vaste système d’espionnage qu’il nous expose avec beaucoup de détails ; et qui, embrassant toutes les classes de la société, lui permet d’avoir le taux de toutes les consciences et d’atteindre immédiatement tous les genres de délit contre la majesté impériale. Quand il a organisé ses espions, il s’occupe d’avoir ses littérateurs pour diriger l’esprit public, louer l’empereur, fabriquer de fausses nouvelles, démentir les vraies, etc. « M. Esménard, dit-il, était un homme d’un talent supérieur, qu’il me consacra tout entier, ainsi que son temps ; il m’a servi fidèlement. » Non content d’avoir ses littérateurs, le ministre de la police veut qu’ils soient de l’Académie. « Je me mis dans la tête, dit-il, de faire mettre quelques-uns des miens sur les rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser les attaques qui me seraient venues de ce côté... Je m’employai si bien pour M. Esménard, que je lui fis donner une majorité de suffrages, sans laquelle (le ministre veut parler de sa protection, car autrement il y aurait un non-sens), sans laquelle il aurait infailliblement été rejeté. » M. de Rovigo place aussi, non pas (Dieu nous en garde) parmi ses littérateurs à lui, mais parmi ses protégés à l’Académie, M. de Chateaubriand, qu’il prétend avoir fait nommer ; mais le général se flatte un peu dans cette circonstance : tout le monde sait que M. de Chateaubriand fut nommé sur un mot d’assentiment de la part de Napoléon.

Les personnes et les choses apparaissent parfois à M. de Rovigo sous le jour le plus singulier. Ainsi, par exemple, Mme de Chevreuse, invitée au nom de l’empereur à entrer au service de la reine détrônée de l’Espagne, répond qu’elle n’est pas faite pour être geôlière. « Tout le