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XXIX.

La tête dit : Ah ! si j’étais seulement le tabouret où reposent les pieds de la bien-aimée ! Elle trépignerait sur moi que je ne ferais pas même entendre une plainte.

Le cœur dit : Ah ! si j’étais seulement la pelotte sur laquelle elle plante ses aiguilles ! Elle me piquerait jusqu’au sang que je me réjouirais de ma blessure.

La chanson dit : Ah ! si j’étais seulement le chiffon de papier dont elle se sert pour faire des papillotes ! Je lui murmurerais à l’oreille tout ce qui vit et respire en moi.

XXX.

Lorsque ma bien-aimée était loin de moi, je perdais entièrement le rire. Beaucoup de pauvres hères s’évertuaient à dire de mauvaises plaisanteries, mais moi, je ne pouvais pas rire.

Depuis que je l’ai perdue, je n’ai plus la faculté de pleurer, mon cœur se brise de douleur, mais je ne puis pas pleurer.

XXXI.

De mes grands chagrins je fais de petites chansons ; elles agitent leur plumage sonore et prennent leur vol vers le cœur de ma bien-aimée.

Elles en trouvent le chemin, puis elles reviennent et se plaignent ; elles se plaignent et ne veulent pas dire ce qu’elles ont vu dans son cœur.

XXXII.

Je ne puis pas oublier, ma maîtresse, ma douce amie, que je t’ai autrefois possédée corps et âme.

Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ; quant à l’âme, vous pouvez bien la mettre en terre J’ai assez d’ame moi-même.

Je veux partager mon âme et t’en insuffler la moitié, puis je m’entrelacerai avec toi et nous formerons un tout de corps et d’ame.

XXXIII.

Des bourgeois endimanchés s’ébaudissent parmi les bois et les prés ; ils poussent des cris de joie, ils bondissent comme des chevreaux, saluant la belle nature.

Ils regardent avec des yeux éblouis la romantique efflorescence de la verdure nouvelle. Ils absorbent avec leurs longues oreilles les mélodies des moineaux.

Moi, je couvre la fenêtre de ma chambre d’un rideau sombre, cela me vaut en plein jour une visite de mes spectres chéris.

L’amour défunt m’apparaît, il s’élève du royaume des ombres, il s’assied près de moi, et par ses larmes me navre le cœur.