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Allez me chercher aussi une bière de planches solides et épaisses ; il faut qu’elle soit plus longue que le pont de Mayence.

Et amenez-moi aussi douze géans encore plus forts que le vigoureux Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin.

Il faut qu’ils transportent le cercueil et le jettent à la mer ; un aussi grand cercueil demande une grande fosse.

Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances.


Après ce poème navrant, que citerait-on dans les autres vers du poète ? Nous avons déjà traduit bien des pages inspirées, pittoresques, humoristiques, — étudiant au hasard ces rhythmes insoucieux jetés parfois aux vents des mers, — romances, ballades, canzones, où l’éclat du soleil méridional rayonne de mille nuances à travers les brumes d’opale de la Baltique ; mais, après cette élégie douloureuse que nous venons de citer, après ces vers où chaque strophe est une goutte du sang pourpré qu’exprime la main convulsive du poète en pressant son noble cœur, en exposant sa blessure mortelle aux regards de la foule indifférente, qu’extrairions-nous encore de ces pages, sinon des complaintes funèbres qu’éclaire par instans le rire amer de ce doute obstiné qui succède à la foi trahie ? Et d’abord étudions l’énigme que propose le pâle sphinx qui sert de préface aux Traumbilder (Images de rêves).


Le Sphinx.

C’est l’antique forêt aux enchantemens. On y respire la senteur des fleurs du tilleul ; le merveilleux éclat de la lune emplit mon cœur de délices.

J’allais, et, comme j’avançais, il se fit quelque bruit dans l’air : c’est le rossignol qui chante d’amour et de tourmens d’amour.

Il chante l’amour et ses peines, et ses larmes et ses sourires ; il s’égaie si tristement, il se lamente si gaiement, que mes rêves oubliés se réveillent !

J’allai plus loin, et, comme j’avançais, je vis s’élever devant moi, dans une clairière, un grand château à la haute toiture.

Les fenêtres étaient closes, et tout aux alentours était empreint de deuil et de tristesse ; on eût dit que la mort taciturne demeurait dans ces tristes murs.

Devant la porte était un sphinx d’un aspect à la fois effrayant et attrayant, avec le corps et les griffes d’un bon, la tête et les reins d’une femme.

Une belle femme ! son regard blanc appelait de sauvages voluptés ; le sourire de ses lèvres arquées était plein de douces promesses.

Le rossignol chantait si délicieusement ! Je ne pus résister, et, dès que j’eus donné un baiser à cette bouche mystérieuse, je me sentis pris dans le charme.

La figure de marbre devint vivante. La pierre commençait à jeter des soupirs. Elle but toute la flamme de mon baiser avec une soif dévorante.

Elle aspira presque le dernier souffle de ma vie, et enfin, haletante de volupté, elle étreignit et déchira mon pauvre corps avec ses griffes de lion.

Délicieux martyre, jouissance douloureuse, souffrance et plaisirs infinis ! Tandis que le baiser de cette bouche ravissante, m’enivrait, les ongles des griffes me faisaient de cruelles plaies.