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lettre, et je n’eus que le temps de courir à l’hôtel des malles-postes, ma petite valise sous le bras. Hélas ! la malle-poste était partie ! Manquer à l’amitié ! cela était impossible ; vous me connaissez, Par la pluie battante et par l’orage, me voilà donc avec mon parapluie et ma valise roulant en chaise de poste à travers les chemins (et quels chemins !), jurant après le postillon et finissant par atteindre le petit village de Konoby, où la malle-poste venait de s’arrêter. C’était mon affaire, et je reconnus d’un coup d’œil le vieux conducteur de la malle-poste, à son grand chapeau, tellement trempé de pluie, que l’eau jaillissait de tous les bords comme de la vasque d’une fontaine antique, et à sa figure rouge, ensevelie dans une énorme cravate de même couleur. Jamais triton ou naïade ne représentèrent plus complètement la pluie, l’humidité, le déluge. Il essayait de se réchauffer devant le feu de l’hôtellerie, et, quand il me vit entrer

— Vous venez avec nous, monsieur ? me dit-il. Voilà un temps abominable et qui durera. Vous ne comptez pas prendre une place d’extérieur ?

— D’extérieur ! allons donc ! Combien de voyageurs avez-vous dans la voiture ?

— Un seul. C’est un drôle de corps, s’il en fut. Il m’a demandé deux cents fois si je mettrais quelqu’un à côté de lui. L’œil inquiet, la figure jaune, je crois qu’il est malade.

— Savez-vous son nom ?

— Pas de nom. Il n’a pour bagages que deux paquets de papier gris, sans étiquette et sans adresse ; il ne les quitte pas un instant, et ne les perd pas de vue.

« Je m’attendis à passer la nuit en compagnie d’un de ces désagréables personnages qui sacrifient à leurs convenances ou à leurs caprices tout ce qu’ils rencontrent sur leur route. Après tout, comme la pluie tombait à torrens et que la voiture était excellente, ce voisinage de mauvaise humeur n’était qu’un petit malheur accessoire, et je montai d’un pas leste dans la malle-poste. La première chose que je rencontrai, ce furent les jambes de mon compagnon de route.

— Voulez-vous permettre ? lui demandai-je. — Il ne répondit pas ; mais se penchant vers l’oreille du conducteur qui allait fermer la portière

— Comment diable a-t-il fait pour venir jusqu’ici ? J’avais pris mes précautions.

— Il nous a suivis en chaise de poste, répondit le conducteur.

« Il ferma la portière vivement, et la voiture nous emporta.

« L’inconnu poussa une espèce de grognement sourd et me tourna le dos, à moi nouveau venu ; j’étais intrigué par cette obstination et ce silence. J’essayai de vaincre l’une et l’autre et d’entamer la conversation.

— Voilà un horrible temps ! lui dis-je. — En effet, la grêle et la pluie battaient les glaces des portières.

— Horrible ! grommela le voyageur sans se retourner.

— Mauvaise route !

— Très mauvaise, et j’ai soin de ne jamais m’y hasarder sans armes.

« En disant cela, l’inconnu fit retentir un petit bruit d’armes froissées qui semblait provenir d’un paquet placé près de lui.

— Ce monsieur m’a l’air d’avoir l’ame belliqueuse, pensai-je… et après quelques minutes, gagné par le sommeil et vaincu par la fatigue, j’oscillai de manière à retomber sur l’épaule gauche de mon voisin.

— J’ai là un paquet important, me dit ce dernier en me repoussant d’une façon brutale, faites-moi le plaisir de ne pas tomber dessus.

« Je reculai sans mot dire, et dans ce mouvement de retraite un petit pistolet