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du continent les rayons de la civilisation chrétienne à son aurore. Ce serait un sujet admirable à traiter que les commencemens de l’Irlande catholique ; mais, hélas ! combien elle est loin de cette époque éclatante ! Héritière aujourd’hui de la barbarie keltique et de celle de l’Orient, elle est en proie aux abus, livrée aux excès de l’une et de l’autre.

On ne comprend pas l’Irlande quand on ne mêle pas ces deux élémens contradictoires dans les proportions bizarres que les événemens politiques ont si étrangement amalgamées. Le génie méridional et même asiatique de la race, affaibli sans être dompté par la prudence écossaise et l’activité saxonne, confiné loin des centres du progrès européen, entre des forêts et des lacs déserts et les flots de l’Atlantique, y fermente, avec une exaltation capricieuse et étourdie, un pétillement d’esprit et une écume de toutes les actions extravagantes. Ces choses n’ont pas trouvé d’historien compétent qui ait reproduit le bouillonnement de tant de spectacles insensés et de personnages non-seulement excentriques, mais impossibles. Une paresse plus qu’espagnole, une férocité plus que sauvage, souvent une vivacité de saillie et un élan de verve dignes de la France, des générosités et des héroïsmes sans limites et sans causes, un esprit d’aventures que rien n’explique, si ce n’est l’ardeur naturelle du sang et une véhémence comprimée, partout des grotesques, souvent des traits sublimes, toutes les fautes de politique et de morale accumulées, l’instinct et la spontanéité des peaux-rouges de l’Amérique joints à un fanatisme digne de l’Espagne au XIIIe siècle, le mépris de la loi, l’instinct de la grandeur, l’horreur de l’industrie, l’impuissance des vertus modestes, la facilité pour les grands exploits et l’entraînement vers tout ce qui brille : voilà les traits qui, réunis dans un étroit espace, sans issue vers la réalisation organique d’une société nouvelle, font de l’Irlande un pays unique.

Ces détails ressortent des romans de Lever, dont la touche manque de légèreté et de grace, non de vérité, ni d’un entrain d’invention rapide et facile qui le rapproche de nos créateurs de fictions journalières. Comme ces écrivains dont le talent naturel s’est si rapidement suicidé par l’abus, ses derniers romans sont les moins remarquables. La philosophie, qui est la raison des choses, lui fait défaut ainsi qu’à l’Irlande. Les œuvres de M. Lever fatiguent bientôt par cette absence de raison. C’est le chaos de l’imprévu qui tourbillonne sur l’abîme. Mille éclairs d’esprit et de courage s’y jouent comme des clartés folles. Tout le monde s’y bat, s’y ruine, s’y grise, y fait l’amour ; les conspirations y abondent et les coups de bâton y pleuvent ; on s’amuse à outrance et l’on déraisonne à perte de vue : bacchanale éternelle dont la gaieté est bien refroidie par les misères de la réalité irlandaise et la pensée de ces générations ardentes et désespérées qu’un tel état social a englouties.

Après avoir lu les romans de Lever, moins comme des fictions que comme des enseignemens sur l’Irlande, on se demande comment elle