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de marécages ou de terres en friche[1]. Dessécher les marécages et les convertir en cultures serait évidemment le premier pas vers la résurrection du pays. Sur ces trois millions d’acres, les terres marécageuses occupent à elles seules deux millions huit cent trente mille acres, et appartiennent généralement aux grands propriétaires anglais. On a calculé que chaque acre coûterait à dessécher environ 10 shellings, ce qui ferait 1,500,000 livres sterling pour achever l’entreprise entière. Le gouvernement pourrait sans aucun doute racheter ces terres inutiles, émettre des billets hypothécaires qui en représenteraient la valeur, et, en augmentant la richesse territoriale, créer des habitudes d’activité. Un bon système de banques populaires d’après les excellens principes des banques d’Écosse coïnciderait avec ces améliorations agricoles. La culture du chanvre, à laquelle le sol irlandais est particulièrement favorable, est indiquée par plusieurs agriculteurs comme de nature à alimenter le marché anglais. Le développement de toutes ces ressources combinées ne pourrait pas manquer, dans un espace de temps donné, de ramener l’Irlande de la barbarie à la civilisation.

M. Martin, auquel nous empruntons ces excellentes idées, signale aussi l’exploitation du charbon de terre et des mines, qui constituent une des richesses spéciales de l’Irlande ; mais la métamorphose morale est avant tout nécessaire. Comment procéder à cette exploitation, quand, d’une part, on ne souffre pas la présence d’ouvriers étrangers, et que d’autre part on a trop d’orgueil pour travailler soi-même ? En janvier 1847, M. O’Brien l’agitateur écrivait dans la Chronique de Coleraine : « Avec tant d’orgueil, ô Irlandais ! vous ne parviendrez jamais à obtenir le capital qui vous est nécessaire pour améliorer votre sort ! Vous vous croyez déshonorés, si vous prenez la hache et la bêche, la pelle et le hoyau, si vous remuez la terre ! » A plus forte raison, cette race endormie répugne-t-elle à incendier les bruyères, à dessécher les étangs, à s’emparer des chutes d’eau pour en appliquer la puissance aux manufactures et aux fabriques, à fouiller les montagnes qui renferment le cuivre et la houille, à tirer de l’Océan une alimentation abondante et saine. L’exercice des droits politiques les plus étendus ne ferait qu’envenimer sa misère.

Certes, la tâche d’un civilisateur de l’Irlande serait sublime, facile même : les plus beaux élémens se trouveraient sous sa main, une foi commune, un sol fertile, une race vive, spirituelle, courageuse ; mais, prenant leçon des terribles fautes commises depuis un demi-siècle par les civilisateurs matérialistes de la France, il faudrait que, parallèlement à la réorganisation matérielle, il fît renaître en Irlande l’unique principe de vie chez les peuples, — la notion du bien moral.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Voyez M. R.-M. Martin : Irland before the Union and after the Union.