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nouvelle, je crois que la découverte de M. Proudhon aura précisément le même sort que cette religion de l’homme inventée par M. Feuerbach, et je m’assure que M. Grün, ironique cette fois sans le savoir, a très bien fait d’associer ces deux noms.

Malgré l’ardeur de ce naïf enthousiasme, le missionnaire n’oublie pas la gravité des devoirs qu’il s’est imposés ; il faut qu’il juge son élève au nom de l’athéisme hégélien, et il est bien décidé à ne laisser passer aucune proposition mal sonnante. Il sera moins rigoureux toutefois pour les premiers mémoires contre la propriété. Ces livres sont surtout un cri de fureur, un défi terrible jeté à un monde maudit, et cette fureur est trop agréable à M. Grün pour qu’il veuille relever çà et là certains principes hétérodoxes. « Proudhon, s’écrie-t-il, tonne comme un prophète de la Judée contre les institutions et les sociétés humaines ; mais, plus formidable et plus grand que les prophètes juifs, il n’invoque ni un Dieu fantastique, ni ses fantastiques archanges : le prolétaire moderne, quand il est illuminé par la science, est à la fois le prophète, Jéhovah et l’ange exterminateur dans une même personne. » On comprend l’indulgence de M. Grün pour cette trinité vengeresse ; mais M. Proudhon a écrit un autre ouvrage : il a fait un traité de logique, le programme de ses travaux à venir, la base de ses constructions sociales ; M. Grün l’examinera sévèrement.

Ce livre est intitulé de la Création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation politique. M. Proudhon s’y est proposé d’établir les fondemens de cette société future annoncée avec tant de promesses par nos faiseurs d’utopies. M. Proudhon n’est pas une imagination peuplée de chimères, et ce n’est pas à de sentimentales rêveries qu’il demande, comme ses confrères, toutes les magnificences de l’avenir. Il procède lentement, un pas après l’autre, avec le plus grand désir d’être méthodique. Ce livre est donc une méthode. L’organisation politique n’est à ses yeux que l’organisation du sens commun. Toutes les lois, toutes les institutions humaines, tous les rouages du mécanisme des sociétés, qu’est-ce autre chose que le produit de nos pensées, la réalisation des puissances et des désirs de l’ame ? Commençons donc par redresser l’esprit de l’homme, donnons une direction régulière à l’entendement ; sans quoi, toute réforme politique et sociale est radicalement impossible. Voilà comment l’ange exterminateur a écrit une logique. Cet instinct de la méthode, cette foi dans l’étude psychologique est un phénomène assez curieux chez un socialiste, et M. Proudhon a du moins ce mérite de rendre hommage à une vérité essentielle de la philosophie. Je ne dis pas, il s’en faut bien, que cette psychologie soit bonne ; j’aurai tout à l’heure à l’examiner de près ; j’approuve seulement le point de départ et le plan de ses travaux. Par malheur, après avoir si bien entrevu l’importance de la philosophie dans l’étude des sociétés humaines, l’auteur de la Création de l’ordre rejette aussitôt