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pas pour l’homme, que l’homme ne doit pas se soumettre à quelque chose d’extérieur à lui-même, divinité ou humanité peu importe, et qu’enfin, pour tout dire, il n’y a d’autres droits que les droits de l’individu ; homo sibi Deus. C’est là la doctrine la plus avancée de la jeune école hégélienne, et M. Grün est un partisan de M. Stirner. Le Spartacus français n’en était pas encore arrivé là ; mais, en terminant son livre par ces reproches extraordinaires et ces frénétiques appels, le missionnaire hégélien marquait le but fatal où il attendait son disciple. Le disciple a-t-il réalisé l’espoir du maître ?


II.


Lorsque M. Charles Grün vint visiter à Paris nos écrivains socialistes, M. Proudhon n’avait encore publié que ses violens pamphlets à propos de la propriété et un traité de logique. Un an après le voyage dont nous venons d’examiner le récit, le grand ouvrage de M. Proudhon, celui qui renferme sa doctrine tout entière, le plus sérieux, le plus réfléchi, le plus complet de ses travaux, paraissait sous ce titre : Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère. Jusque-là les ressemblances de M. Proudhon avec les jeunes hégéliens tenaient à une communauté involontaire de pensées, à un développement analogue, mais spontané, de son intelligence. Kant avait exercé une vive influence sur le penseur français, et comme c’est un esprit curieux, vivace, et qui va droit devant lui, M. Proudhon était arrivé, dans des questions toutes pratiques, à certaines conclusions où aboutissaient de leur côté, dans le domaine spéculatif, les modernes métaphysiciens de l’Allemagne. Cette fois, les ressemblances, s’il y en a, seront moins fortuites, et les dissidences aussi acquerront plus de valeur, étant le résultat d’une délibération réfléchie. M. Grün a fait connaître à M. Proudhon le développement historique de la philosophie allemande depuis Kant, il lui a révélé Fichte, Schelling, Hegel, et surtout il lui a enseigné ce qu’il ignorait tout-à-fait, la décomposition de cette philosophie sous la critique de la jeune école hégélienne. Hegel, selon cette école, est le dernier des philosophes, et les jeunes hégéliens commencent la science nouvelle. M. Feuerbach et M. Stirner inaugurent l’ère féconde où l’homme, se connaissant enfin, fondera son éternel empire. M. Proudhon sait toutes ces belles choses ; voyons ce qu’il en a fait.

Les deux volumes de M. Proudhon embrassent l’univers entier, le fini et l’infini. J’y trouve une histoire universelle et une philosophie de l’histoire au point de vue de l’économie politique, une histoire sommaire de la philosophie, une logique, une métaphysique, une théodicée et une psychologie, sans compter ce qui est le sujet même du traité, l’étude des principales questions d’économie sociale et la critique de tous