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la division du travail poussée à l’excès (et l’excès est ici une conséquence fatale à laquelle on ne peut échapper) réduit l’homme à l’état passif et peu à peu l’abrutit. Quand il faut quinze ouvriers pour forger une épingle, chacun d’eux, employé à une parcelle de l’œuvre commune, ne fait plus que la fonction d’un marteau ; il reste étranger à ce qu’il produit, la sainte vertu du travail disparaît. En un mot, comme dit très bien M. de Tocqueville, « à mesure que la division du travail reçoit une application complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant ; l’art fait des progrès, l’artisan rétrograde. » Ce grand fait de la division du travail, à la fois fécond et funeste, amène une réaction nécessaire ; « l’apparition incessante des machines est l’antithèse, la formule inverse de la division du travail ; c’est la protestation du génie industriel contre le travail parcellaire et homicide. Qu’est-ce, en effet, qu’une machine ? Une manière de réunir diverses particules de travail que la division avait séparées. Toute machine peut être définie un résumé de plusieurs opérations, une simplification de ressorts, une condensation du travail, une réduction de frais. Sous tous ces rapports, la machine est la contre-partie de la division. Donc, par la machine, il y aura restauration du travail parcellaire, diminution de peine pour l’ouvrier, baisse de prix sur le produit, mouvement dans le rapport des valeurs, progrès vers de nouvelles découvertes, accroissement du bien-être général. » Voilà le bien, parfaitement signalé par M. Proudhon, mais le mal n’est pas loin. Les machines enlèvent à l’homme son travail, ou lui donnent une fonction d’un ordre inférieur. Au lieu d’être l’ouvrier d’une œuvre à laquelle il s’intéresse, il n’est plus que le servant de la machine ; les mariniers de nos grands fleuves dérogent certainement quand ils sont réduits à chauffer les chaudières des bateaux à vapeur, et M. Proudhon s’écrie : « Qu’on m’accuse, si l’on veut, de malveillance envers la plus belle invention de notre siècle, rien ne m’empêchera de dire que le principal résultat des chemins de fer, après l’asservissement de l’industrie, sera de créer une population de travailleurs dégradés, cantonniers, balayeurs, chargeurs, débardeurs, camionneurs, gardiens, portiers, peseurs, graisseurs, nettoyeurs, chauffeurs, pompiers, etc…, etc… Quatre mille kilomètres de chemins de fer donneront à la France un supplément de cinquante mille serfs. » Ainsi, chacune des évolutions de la société est tout ensemble un progrès vers le bien et une aggravation du mal, jusqu’à ce qu’on atteigne à la dernière solution des antinomies. Pour y arriver, l’homme doit être ballotté long-temps d’une antinomie à l’autre ; il est condamné à parcourir en saignant ces périodes fatales. Or, après la division du travail et les machines, nous ne sommes encore, dit l’auteur, qu’à la seconde station de notre Calvaire. Continuons, ajoute-t-il, le gage de notre liberté est dans le progrès de notre supplice. « Entre l’hydre aux