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Mais je ne sais ce qui m’entraîne à faire de ces raisonnemens : c’est, je crois, la peur, non celle d’un danger présent, mais d’un qui est arrivé (le suicide de son frère), et que l’on n’envisage qu’avec un sentiment d’effroi quand on l’a évité[1]. » Plus tard, l’image de ce frère lui revenait plus fréquemment, ainsi qu’un spectre, et faisait résonner en son cœur comme le glas d’une horloge funèbre. Alors il se tourna vers la religion, et le mysticisme de son esprit s’accrut davantage chaque jour. « Mais, le dirai-je ? s’écriait-il avec douleur, mes dispositions religieuses, qui donnent tant de résignation, cèdent, au premier moment, à un vrai découragement. Je ne vois que craintes, souffrances et chagrins dans ce monde, ce qui me fait désirer avec bien trop d’ardeur et trop peu de raison le repos éternel[2]. »

Cependant Léopold, à cette époque surtout, ne parlait qu’avec horreur du suicide, qu’avec pitié de son pauvre frère Alfred, dont néanmoins il devait suivre l’exemple. Même horreur (chose bizarre, mais vraie), même horreur du suicide dans la bouche de Gros, quand il apprit la mort de Léopold : « Je ne comprends pas, disait-il, que l’homme ose s’arroger, en aucun cas, le droit de détruire ce que Dieu a fait. » Quatre mois étaient à peine écoulés, et Gros se donnait un effroyable démenti à lui-même, tant la raison humaine a d’incohérences, d’infirmités, d’aberrations inattendues !

Ainsi, de longue date, toutes ces causes de folie et de mort ravageaient le cerveau et le cœur de Robert ; et tôt ou tard la perversion de ses sens et de ses idées devait le pousser à un acte funeste. Il avait même avoué anciennement à Aurèle que, deux ou trois fois, il en avait eu la pensée dans les premiers temps de son séjour à Rome, quand il craignait de ne pouvoir réussir et s’acquitter de ses engagemens envers sa famille et M. de Mézerac. Une extrême timidité qui l’exposait à tous les mécomptes, une sensibilité chatouilleuse qui le tenait en arrêt contre tous les sourires, étaient pour lui des tourmens continus, et cette lutte incessante entre les puissances de l’ame et ses moyens d’action donnait prise aux pointes acérées de sa mélancolie. Qu’on se rappelle ensuite cette difficulté de travail qui ne faisait jaillir qu’à force de pénible contention la moindre étincelle de la pensée ; que l’on considère cette faculté fatiguée et presque épuisée avant la production, et ne sera-t-on pas conduit à conclure que l’abus de l’intelligence, qui s’use à proportion de l’exercice et de la délicatesse du sentiment, a dû, chez Robert, altérer la fibre du cerveau, et que, si l’artiste ne se fût tué de sa main, il se serait tué par le travail ? « C’est ordinairement pendant la nuit, disait-il, que mon imagination s’opiniâtre à chercher ce qui lui convient ; alors le sommeil m’abandonne, l’insomnie me tue… Que voulez-vous ?

  1. Lettre du 31 décembre 1839.
  2. Lettre à M. Marcotte, 21 février 1834.