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Heureux si l’on y aborde ! plus heureux peut-être si l’on n’y aborde pas !! On y croit toujours. Le grand Michel-Ange lui-même n’avait-il pas aussi cultivé en secret une passion idéale et mystique pour la marquise de Pescara-Colonna, l’illustre poétesse, et, voyant passer son cercueil couvert de lauriers et de fleurs, n’avait-il pas laissé échapper ce chaste et poétique regret : « Que ne l’ai-je baisée au front[1] ! »

Léopold a donc eu son rêve, et, trop faible pour laisser mourir ou s’apaiser en lui les brûlantes facultés du cœur, il est mort avec elles et par elles ; mais, dans tous les cas, les dévouemens de sa jeunesse et la longue ingénuité de cette ame austère avaient préparé sa maturité féconde, et ces souvenirs protecteurs forment une couronne lumineuse autour de sa tête. Trop souvent, sans doute, le suicide est le résultat du délire de passions mauvaises ; mais jamais les mauvaises passions n’ont ébranlé cette inflexible droiture, n’ont souillé cette candeur d’enfant. Disons-le donc avec confiance, Robert était trop plein de cœur et de bonnes pensées morales et religieuses pour avoir, de propos délibéré, sacrifié sa vie. Si, chez lui, le frein religieux s’est détendu, ce n’est qu’après le bouleversement de toute l’économie intellectuelle. S’il eût pu échapper aux convulsions de son esprit agonisant, il eût chassé le spectre au signe de la croix. Un calme et un sang-froid apparens ont bien pu, comme l’a rapporté son frère, présider à son action suprême : un quart d’heure avant l’accomplissement de son dessein funeste, la vieille servante qui soignait l’atelier a bien pu le voir encore la palette à la main ; néanmoins l’infortuné a succombé finalement à une affection organique. Et, en effet, l’autopsie de son corps a constaté un épanchement séreux considérable dans le crâne, et l’une de ces altérations cérébrales qui, au rapport de quelques médecins, accompagnent toujours les troubles de l’intelligence.

Un point, du reste, est encore demeuré un mystère, à savoir la circonstance fatale et précise qui a déterminé l’accomplissement du suicide. De temps à autre, il est vrai, le défaut de liaison entre les idées, les jugemens et les résolutions de Robert était manifeste ; mais aucun paroxysme précurseur n’avait annoncé, ce jour-là même, le divorce de l’ame et des sens, — tant il est commun que le passage de la raison au

  1. Vasari rapporte que Michel-Ange avait fait faire le portrait de cette illustre poétesse par deux de ses élèves, notamment Sébastien del Piombo. Le portrait de celui-ci s’est retrouvé à Florence, et il est maintenant à Rome entre les mains d’un peintre anglais nommé Macpherson. La peinture en est d’une conservation parfaite : c’est un des beaux portraits qui se puissent voir. On sait que la marquise ne porta plus que des habits de deuil depuis son veuvage ; c’est dans ce costume qu’elle est représentée : robe noire, voile brun sur la tête, un livre de prières à la main. Sébastien del Piombo avait déjà peint le même personnage, mais beaucoup plus jeune. Le premier portrait est empreint du sentiment de sa première école, celle du Giorgion ; le second, du sentiment de l’école de Michel-Ange.