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Il est pénible, quand on s’occupe des relations de deux grands états, d’avoir à raconter de pareilles misères. C’est l’un des spectacles affligeans donnés à notre siècle, qui en a vu tant d’autres, que ce déclin de la politique russe. Depuis le czar Pierre, devenu presque ouvrier pour mieux instruire ses peuples, et qui avait parcouru l’Europe entière pour deviner les secrets de sa civilisation, tous les chefs de cet empire avaient tenu à honneur d’aimer le génie de la civilisation moderne. Catherine avait courtisé les grands hommes du XVIIIe siècle ; elle s’était faite la correspondante complaisante des beaux esprits qui ont préparé la première révolution française. Elle avait ainsi jeté un voile de gloire sur les faiblesses de sa vie privée. Paul Ier a eu le courage de ses passions ; il a osé combattre à visage découvert les doctrines et le gouvernement qui lui déplaisaient. Avec la même ardeur un peu sauvage qui lui avait fait poursuivre dans les premiers généraux de la république française les propagateurs des idées révolutionnaires, il s’était donné tout entier au premier consul, vainqueur de l’anarchie et de la coalition européenne. Ses volontés furent capricieuses, elles ne furent pas stériles. Elles influèrent sur les événemens de son temps. Par une activité plus contenue et mieux dirigée, l’empereur Alexandre décida à plusieurs reprises des destinées du monde, soit qu’à Erfurt il s’entendit avec Napoléon pour lui livrer le midi de l’Europe, soit qu’à Châtillon il décidât de sa perte en lui refusant des conditions acceptables, soit qu’à Paris il exigeât des Bourbons l’octroi d’une charte constitutionnelle ou leur prêtât, dans les arrangemens de Vienne, l’appui de sa prépondérante influence. Aucun de ces souverains ne croyait se grandir en déclamant contre le siècle, en décriant les autres nations et la France, foyer toujours resplendissant de la civilisation. Loin de là : ils empruntaient à l’Allemagne, à la Suisse, à l’Italie, à la Grèce, à nous surtout, des généraux, des administrateurs, des diplomates de premier ordre. En enlevant à l’Europe des hommes comme Jomini, Pozzo di Borgo, Capo d’Istria, la Russie lui dérobait pour ainsi dire ses lettres de grande naturalisation. M. de Nesselrode, qui a été leur compagnon et leur émule, peut se dire qu’il a connu des temps et des hommes dont il ne reverra plus les pareils. Il doit lui en coûter d’assister, à la fin de ses jours, à ce renversement de la politique de sa jeunesse. La Pologne palpitante, pleurant sur ses temples détruits, sur ses enfans envoyés en Sibérie, demeure comme une barrière de long-temps infranchissable entre la Russie et les autres nations. Quel intérêt l’empereur a-t-il à multiplier les obstacles, à grandir les distances entre son peuple et les peuples civilisés de l’Occident ? Quel plaisir ou quelle gloire trouve-t-il à se refaire barbare, à reculer de cent ans ? La Russie demande-t-elle à remonter le cours de ses fleuves ? veut-elle donc retourner au désert ?