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accoutumé de s’enorgueillir. C’est une triste élévation que celle qu’on tient de l’abaissement commun, et M. Thiers, j’en suis sûr, est le premier à la regretter. Habitué à lutter avec ses égaux, il souffre sans doute de ne plus rencontrer d’émules ; l’histoire, son étude favorite, lui a fait connaître quel jugement sévère la postérité porte sur les générations fantasques qui obscurcissent elles-mêmes leur auréole en proscrivant leurs grands citoyens. Ce n’est donc point d’être resté debout, parmi tant d’arbres déracinés, qu’il faut féliciter M. Thiers ; mais on peut dire sans flatterie que ses rares talens semblaient comme prédestinés à l’épreuve que nous subissons aujourd’hui. Du même coup, en effet, nous avons vu le champ de la politique démesurément agrandi et tous ses fondemens ébranlés. Au moment où le suffrage universel nous faisait descendre jusqu’à des régions de la société où, toute lumière acquise venant à s’éteindre, on ne pouvait plus compter que sur le bon sens naturel, le bon sens lui-même nous a fait défaut, et la nature s’est vue méconnue. Nous avons eu à défendre des vérités éternelles devant un public illimité, des vérités primitives devant un auditoire novice, à plaider en quelque sorte devant tout le monde la cause de tout le monde. La parfaite justesse d’esprit de M. Thiers, sa lucidité brillante, le rendaient admirablement propre à un tel rôle : il était né pour être l’avocat du sens commun au tribunal du suffrage universel.

Et qu’on ne se fasse point illusion : cette double tâche d’établir par raisonnement les vérités du sens commun et d’être entendu d’un public entier a des difficultés qui ne sont comprises que de ceux qui s’y sont essayés. Il y a long-temps que les philosophes savent qu’il n’y a rien de si malaisé à démontrer que l’évidence. Certaines vérités jouent, dans chaque branche des travaux de l’esprit, le rôle de la lumière sur la surface du globe. A la clarté du soleil, vous dirigez vos pas, vous embrassez la nature entière. Regardez le soleil lui-même vos yeux s’éblouissent et n’aperçoivent plus rien. Le droit de propriété était jusqu’ici, en quelque sorte, la lumière de toutes les discussions politiques. Tout se rapportait à ce droit fondamental : les noms vénérés de justice, de bon ordre, de liberté, ne prenaient quelque sens que par rapport à l’exercice et au développement du droit de propriété. Ces institutions étaient libres, qui permettaient aux citoyens l’usage hardi et le juste orgueil de la propriété honorablement acquise ; ce gouvernement était ferme, qui assurait la propriété entre les mains de son possesseur légitime ; ce souverain était juste, qui savait la respecter lui-même. Au contraire, le genre humain abhorrait également, sous les titres de despotisme et d’anarchie, tout état social où l’atteinte violente à la propriété est portée ou soufferte par un pouvoir cupide eu débile. Depuis le 24 février, nous avons changé tout cela. Ce qui