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forgée, le sillon ouvert, la semence déposée ; en attendant qu’elle ait germé jusqu’à monter en épi et que l’épi ait mûri jusqu’à être bon pour la récolte, un an et plus peut-être va s’écouler. Sur quel fonds l’homme, tel que nous le supposons, va-t-il prendre sa nourriture ? Et quand on songe que ce n’est point à se nourrir seulement qu’il doit penser, mais à vêtir son corps, mais à se préparer un abri contre les intempéries de l’air, mais à se préserver de mille autres dangers et à satisfaire à mille autres besoins, l’imagination reste confondue de la tâche qu’aurait à remplir l’homme laissé seul aux prises avec la nature. L’histoire de Robinson dans son île, qui a amusé notre enfance, nous en donne à peine une idée. Ce voyageur élevé au milieu des ressources de la civilisation, jeté sur une plage abandonnée, mais fertile pourtant, dans la pleine maturité de ses forces morales et physiques, quels efforts ne lui faut-il pas pour s’assurer, à des conditions à peine supportables, une vie assez précaire ? C’est dans cette lutte même que consiste l’intérêt du livre. Encore l’auteur est-il obligé, pour mener l’hypothèse à bonne fin, d’appeler à son aide un grand vaisseau échoué sur la côte, et où se trouvent en abondance des provisions, des armes, du fer travaillé, des instrumens de toute sorte, en un mot tous les produits d’une industrie avancée. Sans cet auxiliaire, qui joue un grand rôle dans l’histoire, l’ingénieux Robinson serait mort en moins d’une semaine sur le seuil de son royaume.

En multipliant les hommes, en les supposant en société, vous n’amoindrissez pas la difficulté. Au lieu d’un homme, imaginez-en dix, imaginez-en vingt travaillant de concert et s’aidant mutuellement ; mais imaginez-les dans l’état purement naturel, sans armes, sans vêtemens, sans instrumens, sans provisions d’aucune espèce : l’embarras est presque le même. Ils n’auront pas plus de facilité pour couper le bois dans la forêt ou pour ouvrir la terre, et, en attendant, ils trouveront plus difficilement encore de quoi se soutenir. Ils auront plus de forces sans doute, mais aussi plus de bouches à nourrir et plus de besoins à satisfaire. Un régiment en campagne, dénué de tout, dans des plaines désertes, se tire peut-être d’embarras encore moins facilement qu’un homme seul. S’il peut plus, il lui faut aussi davantage. En un mot, que l’on considère ou l’homme isolé ou l’homme en société ; on arrive toujours à cette singulière conclusion : qu’il ne peut vivre sans travailler, et que, par lui-même, dans son état naturel, il ne peut guère faire un travail qui lui profite. Il lui faut, pour tout travail, ces deux choses plus ou moins perfectionnées, plus ou moins abondantes, mais à quelque degré cependant : des instrumens pour suppléer à l’insuffisance de ses membres, des provisions pour les nourrir, en attendant qu’il ait pu recueillir le fruit de son travail. Or, comme ces instrumens et ces provisions, il ne peut non plus les acquérir sans travail, on