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Lorsqu’en effet nous nous étonnions tout à l’heure de tout le chemin que l’homme a parcouru depuis la misère de son berceau jusqu’au luxe des cités modernes, et que nous en faisions honneur à la puissance de sa volonté, l’explication, bien que vraie au fond, n’était, on a dû le remarquer, qu’à moitié satisfaisante. C’est bien par le travail et par la volonté en effet que l’homme vit, et, sans elle, il ne vivrait pas ; mais il n’est pas vrai que, pour vivre, il lui suffise de le vouloir. Que peut la volonté, à peine en germe, chez l’enfant ? Souveraine mineure, bien des années s’écoulent avant qu’elle entre en possession de son empire. Avant que l’homme puisse travailler pour vivre, il faut qu’il vive bien des années sans travailler. En ceci encore, il diffère des autres animaux ; quelques mois suffisent, en général, aux autres êtres animés pour parvenir à leur développement ; l’homme met des années à grandir, et, tout le temps que sa croissance s’opère, ce n’est pas lui qui peut être chargé de pourvoir à son existence : c’est à ses parens que ce soin est remis, c’est à eux qu’il appartient de lui continuer la vie qu’ils lui ont donnée. Par là se prolonge dans l’espèce humaine et s’épure en se prolongeant le sentiment de la paternité. Entre des êtres intelligens en effet, nul rapport ne peut rester long-temps matériel. Le père ne prend pas seulement soin du corps de son fils ; il élève, il développe en même temps son intelligence. Ce qui n’était que l’allaitement chez la bête devient l’éducation chez l’homme ; l’instinct se règle par le devoir et s’élève jusqu’à la tendresse.

C’est déjà un fait particulier à la race humaine que cette éducation du fils par le père prolongée pendant vingt années, et laissant après elle une impérissable affection ; mais voici un fait plus étrange encore. Alors même que l’éducation est terminée et que l’homme est arrivé à son parfait développement, s’il est placé seul devant la nature, même avec ses facultés adultes et sa volonté en pleine vigueur ; c’est à grand’peine encore s’il pourra vivre. S’il n’a que lui-même pour se tirer d’affaire, s’il faut qu’il attende tout de son travail personnel, je le défie hardiment de se donner une existence supportable. Peut-il fendre la terre avec ses ongles ? peut-il, avec ses mains, atteindre l’oiseau dans l’air ou la bête fauve dans la forêt, pour préparer son repas du soir ? Évidemment non. Il lui faut au moins un soc pour creuser un sillon, des flèches ou des armes à feu pour égaler le vol ou la course de l’animal. En tout genre, à quelque travail qu’il s’adonne, ses membres ne lui suffisent point ; des instrumens (si grossiers qu’on se les imagine) lui sont nécessaires. Il faudra donc qu’il commence par façonner des instrumens, et avec quoi les façonnera-t-il ? Et pendant qu’il les façonne, comment vivra-t-il ? Sera-ce avec quelques fruits naturels que la terre produit sans culture, et dont la maigre substance ne suffit point à réparer ses forces épuisées ? Supposons même la charrue