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ce superflu une fois partagé, pense-t-on que le riche se donne la peine de le reproduire pour que chaque année on vienne le lui enlever ? Or, s’il ne le reproduit pas, demain ce superflu n’existera plus. Mettre des limites à la richesse de chacun, c’est en mettre aussi à son travail. Autant de perdu pour la production commune de la société. Reste à savoir si ses besoins diminueront dans la même mesure. S’imaginer la richesse comme un monceau d’argent qu’on n’a qu’à partager pour rendre tout le monde heureux, et ne pas se demander, quand tout le monde se croira riche, qui produira le blé, le vin et la laine, sans lesquels l’argent n’a pas de valeur, c’est une illusion d’optique assez naturelle et semblable à celle qui fait croire que le soleil marche quand la terre tourne. Nos prétendus astronomes, avec leur renfort de grands mots philosophiques, ne sont pas beaucoup au-dessus de ces erreurs populaires. La vieille société s’arrange bien, elle, en effet, pour que le superflu du riche profite au pauvre ; mais à quelles conditions, nous l’avons vu. Sous la condition du travail, c’est-à-dire sous la condition qu’à mesure qu’il est consommé, ce superflu soit reproduit et accru. Autour des mêmes instrumens de travail, la vieille société groupe le pauvre, les bras tendus, craignant à chaque instant que la vie ne lui manque, si son travail se ralentit ; le riche, se promettant par avance des jouissances nouvelles, l’esprit en éveil, inventant mille combinaisons ingénieuses pour rendre le travail plus facile et plus abondant, l’un et l’autre occupés, par conséquent, à faire sortir du même temps et des mêmes efforts la plus grande somme de richesse possible. Si le riche se ralentit pendant que le pauvre se hâte, bientôt leurs rôles vont être changés, et chaque jour nous voyons l’un monter et l’autre descendre l’échelle. Otez au pauvre son inquiétude, ôtez au riche son espoir, et cette ardeur va cesser. Les deux ressorts du travail cassent à la fois. Mais, pendant que le travail s’arrête ou languit, les besoins ne s’arrêtent pas. Satisfaits un instant par une générosité imprudente, ils vont reparaître l’instant d’après. Ils reparaîtront, augmentés encore par l’habitude d’une jouissance facile, grossis par l’accroissement naturel de la population. Chaque jour, il y a plus d’hommes dans le monde, par conséquent plus d’êtres qui demandent à vivre et à travailler. Que ferez-vous quand il n’y aura rien de préparé pour eux, quand le superflu du riche, ce réservoir d’où découlent la vie et le travail du pauvre, sera tari ? L’avarice de la nature aura regagné tout le terrain qu’aura perdu le travail de l’homme.

La vieille société peut donc se poser en face du socialisme, et lui dire Puisque vous m’ôtez les deux aiguillons par lesquels je poussais l’espèce humaine dans le champ laborieux de la production, chargez-vous donc maintenant vous-même de l’y faire marcher. Vous ne prétendez pas apparemment qu’elle puisse vivre sans travail. Trouvez-moi un