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le plaisir, adorée de ses enfans, et qui mourut d’une affection de poitrine. George Keats fut le premier fruit de cette union ; John, le second, notre poète, vint au monde à sept mois, à la fin de 1795 ; un troisième fils, Thomas, et une fille, Élisabeth, les suivirent. Cette alliance, qui passait pour un coup de fortune selon les mœurs anglaises, jeta dans la famille le germe de l’ambition. Un oncle maternel, matelot qui s’était distingué à Camperdown, à bord du vaisseau le Duncan, était l’idéal héroïque que la mère offrait à ses fils. On parlait beaucoup de leur avenir, et l’on résolut de leur donner une belle éducation ; il fut même question de les placer à l’école d’Harrow, où Byron avait passé ses premières années. L’argent manqua ; il fallut se contenter d’une pension à Enfield. John, George et Thomas y firent donc leurs études. Le dernier mourut de la poitrine à dix-sept ans ; l’aîné, George, caractère viril, alla chercher fortune en Amérique, descendit l’Ohio, s’établit à Cincinnati et y est encore ; John, le futur poète, fut placé chez un chirurgien. Cette famille pauvre, qui voulait se faire place dans la société industrielle et politique de la Grande-Bretagne, se répandit ainsi dans des directions opposées. Le plus célèbre et le mieux doué fut le plus misérable.

L’éducation intime du jeune poète était bien avancée, lorsqu’il vint à Londres pour y passer ses examens. Écolier à Enfield et élève de chirurgie, il avait traduit Virgile et s’était fait lire par un ami cette vieille traduction d’Homère par Chapman, contemporain de Shakspeare, poète nerveux, qui a su conserver sous la forme gothique la flamme vive du vieil Hellène. La beauté grecque avait enivré l’enfant ; cet idéal de l’humanité divinisée et cette grace suprême s’étaient emparés de sa jeune ame ; ensuite Spenser, dont la poésie colorée et métaphysique répand sur les objets une teinte mystique et comme une brume éclatante, l’avait captivé puissamment. Enfin lord Byron venait de publier ses premiers ouvrages, dans lesquels une personnalité violente se dissimule sous un accent de douleur et de sensibilité profondes et sous une forme accomplie. Après Spenser et la Grèce, ce fut Byron qui exerça le plus d’influence sur Keats. La vie sensuelle et éclatante de l’Hellénie antique, la richesse harmonieuse et le luxe descriptif du vieux Spenser et la véhémence de sensations idéalisée par lord Byron formèrent le triple idéal de John Keats. Dès sa quinzième année, il vécut seul, plongé dans une longue rêverie, nuage enflammé où lui apparaissaient vivantes et adorées les créations païennes ; le secret de son singulier talent fut l’application de l’analyse septentrionale et d’un mysticisme exalté à ces types rians et sublimes, symboles éternels des forces de la nature. De cette conception extraordinaire et double naquirent Hyperion et Endymion, ses deux plus remarquables poèmes. Les symboles se dégageaient de leur nuée lumineuse ; des êtres vivans et sensibles