Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/604

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les autres femmes disent « un mal infini. » Il pense comme elles, il critique la créole, il la blâme et la trouve bien mondaine, bien théâtrale, bien coquette ; cependant, quand elle « traverse le salon, elle vous attire comme par une chaîne magnétique. » Enfin il se laisse prendre de la passion la plus véhémente pour cette jeune personne - impériale, comme il la nomme, — qui entre dans une chambre « comme une panthère. » Surtout elle n’a pas les airs puritains des « Clarisses, » ce qui le met à son aise, et elle ne trouve pas, dans une conversation engagée au coin d’un salon, any thing particular, rien d’extraordinaire. Enfin, ravissante nouveauté pour l’étudiant, c’est une fille du monde ; chose consolante pour l’Anglais rassasié de calvinisme, c’est une créole. Ce dernier malheur attendait Keats ; le reste de sa courte existence ne fut qu’un long soupir d’angoisse vers la jeune créole qui l’avait captivé.


A FANNY, AU BAL.

« Toi que j’aime, ma joie, ma crainte, mon espoir, mon agonie, je te revois aussi souriante et aussi belle pour eux que tu l’es pour moi, quand mes yeux esclaves et ravis, ivres de leur bonheur et de leur angoisse, te regardent, te regardent !

« Quel est donc celui qui me prend mon bonheur ? Au moins ne lui livre pas ta main, je t’en supplie, et qu’elle reste pure de ce toucher qui me tue ! Par grace, ne détourne pas de moi si tôt le courant sympathique qui me fait vivre ! Que le plus vif battement de tes artères me soit réservé ! Ah ! garde-le pour moi, oui, pour moi seul. La musique vibre dans les salles parfumées ; les images du plaisir s’éveillent ; l’air s’échauffe de volupté ; la danse déroule sa guirlande embrasée. Sois froide et souriante comme un matin du mois de mai. Épargne-moi la jalousie ! Tu le vois, j’y succomberais ; et ma vie s’éteint si vite ! »

Poitrinaire, amoureux et pauvre, il devint, comme vous le pensez bien, chaque jour plus amoureux, plus pauvre et plus poitrinaire : quand il fut condamné, l’idée naturelle lui vint d’écrire un poème comique. Nous en avons les tristes fragmens, qui ont pour titre : le Bonnet et les Grelots.

Il s’affaissait ; la vie s’épuisait et s’exhalait par tous les pores : passion, rêverie, douleur, souffrance physique, souffrance morale,… quel spectacle ! Ses amis le forcèrent de quitter les dangereux parages de Hampstead où demeurait Fanny, et de partir pour l’Italie. Son ami Severn l’y accompagna :

« En vue d’Yarmouth, 28 septembre 1820, à bord du Maria-Crowther. — J’aurais eu plaisir à quitter Londres, ne fût-ce qu’à cause de la sensation ; en effet, qu’y ferais-je ? Je ne puis laisser derrière moi mes poumons, ni ma poitrine, ni ce que j’ai de délabré. Je désire n’écrire que sur des sujets qui ne m’agitent pas trop. Il y en a un dont je dois parler pour n’y plus revenir. Si mon corps