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très sérieuse. Nous avons des raisons de penser qu’on s’est, jusqu’à certain point, beaucoup pressé d’utiliser ce désistement, et nous sommes sûrs qu’il n’a ’été donné au profit de personne. Le maréchal n’a pas l’habitude des ambages ; il a dit tout bonnement à ceux qui le serraient de près pour avoir son renoncement « Cherchez ailleurs qui vaille mieux que moi ! » C’est un avis de mauvaise humeur et dont le ton sent un peu son terroir, nous en convenons volontiers ; toujours est-il qu’on n’a trouvé personne, puisqu’on met le prince Louis en avant. Frustrés jusqu’à nouvel ordre de toute représentation qui soit réellement propre au parti modéré, entre un candidat qui nous déplait et un candidat qu’il n’est point dans notre position de soutenir, nous attendons avec anxiété l’issue de cette gageure dans laquelle la France sert d’enjeu. Il peut s’accomplir de grands reviremens en trois semaines. Le général Cavaignac peut forcer les suffrages en prenant, plus haut encore qu’il ne l’a fait dans sa circulaire, les engagemens auxquels M. Thiers l’a convié. Le prince Louis peut perdre la faveur qui le pousse, par cette raison souveraine qu’elle le pousse déjà depuis trois mois. En tout cas, et quel que soit le vote du pays, il est maintenant très difficile que ce vote soit l’expression profonde et complète de ses sentimens les plus généraux ; il y mêlera trop de considérations étrangères à la personne de l’un ou de l’autre candidat. Son expression véritable se trouvera dans le renouvellement de l’assemblée. Nous nous gardons bien de désirer que celle-ci disparaisse devant le futur président sans achever les lois organiques ; mais nous avons hâte que ces lois soient terminées, que la présidence soit régulièrement assise sur le pouvoir législatif, que l’exécutif soit bientôt à même de fonctionner, pour que le pays se reconnaisse et se juge plus sûrement dans les mandataires auxquels une seconde fois il confiera le soin de le représenter.

Ainsi ce grand problème de la présidence pèse sur tous les esprits comme sur toutes les affaires, sur la situation à venir comme sur la situation présente. Stagnation à la Banque, baisse des valeurs à la Bourse, toute cette panique de l’argent n’a pas d’autre cause que l’émoi des chances ouvertes au pays par l’élection du 10 décembre. La constitution a été révisée, votée, promulguée ; tout ce travail parlementaire s’est accompli sous l’impression des dangers dont le président de la république pouvait menacer la charte républicaine. Tout à la fin de ce pénible enfantement, comme si la fragilité de l’œuvre apparaissait mieux maintenant qu’elle était à bout, nos législateurs ont multiplié les précautions pour empêcher qu’on ne la brise. M. Crémieux avait aboli le serment politique ; on a plus peur de l’ambition du président qu’on n’a d’admiration pour la grandeur d’ame de M. Crémieux. Le président jurera fidélité à la république et à la constitution. Pourquoi n’a-t-on pas ajouté que ce président ne serait jamais de la taille du fameux capitaine qui disait que le serment était une toile lâche à travers laquelle on passait toujours quand on était fort ? Le président ne pourra pas être remplacé par un membre de sa famille, fût-ce un cousin au sixième degré. Et si le pays se persuade qu’il aime la famille ? Enfin, si le président s’avise de dissoudre l’assemblée, c’est à l’assemblée que revient son pouvoir ; il est déchu de ses fonctions et mis de droit en jugement : reste à le tenir avant qu’il nous tienne. On comprend donc qu’il n’est pas si facile à la république de vivre avec son président, et il faut qu’après avoir cru détruire la tyrannie, on lui laisse encore bien des portes ouvertes pour qu’on ait besoin de tant de barrières. La tyrannie