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porta ses fruits. Le peuple de Venise a l’intelligence vive et cultivée. Tout Vénitien sait lire, et lit de préférence les plus exquis, les plus sublimes de nos poètes. Quel est le matelot ou le colporteur des lagunes qui ne sache par cœur les plus beaux passages du Tasse et de l’Arioste, et qui n’essaie de les imiter dans ses naïves improvisations ? Quelques mots suffirent pour éclairer des hommes ainsi préparés sur leurs forces et leurs devoirs. Les Vénitiens comprirent vite pourquoi les familles qui avaient illustré la république traînaient dans l’exil une vie misérable, pourquoi leurs beaux palais étaient passés à des maîtres étrangers, pourquoi les voyageurs qui débarquaient dans la ville des lagunes s’arrêtaient étonnés devant les pauvres et chétives boutiques de mercieria et haussaient les épaules en souriant avec dédain, pourquoi l’arsenal ne renfermait plus qu’un Ou deux bateaux hors de service, pourquoi les négocians faisaient faillite ou allaient s’établir à Trieste. Le peuple embrassa toutes ces questions d’un seul regard, et la solution lui en parut facile ; elle se rattachait d’ailleurs à ses sentimens les plus chers, aux regrets qu’éveillait en lui le nom même de sa république : c’était la domination autrichienne qui devait porter la peine des malheurs de Venise.

Cet ardent patriotisme du peuple vénitien ne se retrouvait malheureusement pas chez la classe moyenne, à laquelle appartenait la tâche de l’instruire et de le guider. Depuis la chute de la république de Saint-Marc, Venise, reléguée au fond de ses lagunes, avait été comme séquestrée de tout mouvement intellectuel, scientifique, commercial ou industriel ; aucune carrière ne s’offrait, par conséquent, à l’intelligence et à l’activité de ses enfans. Que devient la nombreuse cohorte des hommes de loi, là où la propriété s’est immobilisée faute du mouvement des capitaux, où aucune réforme ne peut être introduite dans la loi, où les procédures sont entièrement conduites par les juges, où le nombre des contrats diminue de jour en jour ? Que deviennent les savans et les hommes de lettres là où tout livre étranger est sévèrement proscrit, où tout écrit nouveau est soumis à l’interprétation d’un censeur ignorant même la langue dans laquelle il est rédigé, là enfin où la persécution, s’acharnant aux travaux de l’esprit, restreint aux plus étroites limites l’horizon de la vie ? Cette situation humiliante avait exercé sur la classe moyenne une fâcheuse influence. Ne pouvant s’élever aux honneurs par les travaux de la vie publique, elle chercha un dédommagement dans l’intrigue. La cour du vice-roi et du gouverneur fut son théâtre. Cette attitude d’une partie de la classe moyenne à Venise explique les faux jugemens qu’on portait, avant 1848, sur la population tout entière. Le moindre événement qui intéressait de près ou de loin la famille impériale, le mariage d’un archiduc, la naissance d’un prince, faisait épanouir sur le bord des lagunes toute une risible