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qui, nés sous la république de Saint-Marc, avaient grandi sous elle et assisté à sa ruine. Bientôt se réveilla chez les Vénitiens un amour profond pour cette mère méconnue dont trop long-temps on avait oublié l’histoire. Ceux qui se sont plu quelquefois à questionner les gens du peuple de Venise sur leur ancienne république savent avec quelle vivacité naïve s’exprimait leur sympathie pour le gouvernement des doges, avec quelle chaleur ils repoussaient les accusations portées contre lui. Je n’oublierai jamais, pour ma part, un curieux exemple de ce culte des Vénitiens pour leurs vieux souvenirs. Je visitais les prisons ducales nommées les Puits, conduite par un vénérable gardien qui avait entrepris de me démontrer que la calomnie seule avait pu décrire ces cachots comme des lieux malsains, obscurs et humides. Nous étions arrivés dans une des plus sombres cellules, je m’étais arrêtée devant une inscription gravée sur une muraille et conçue à peu près en ces termes : « Moi, prêtre de l’église, je languis ici depuis dix-sept années, et j’appelle la mort. » Mon guide s’aperçut de l’effet que cette inscription produisit sur moi ; mais il ne se déconcerta pas dans son étrange apologie : — « Vous croyez peut-être que ces lignes disent vrai, madame, s’écria-t-il ; détrompez-vous. Tout cela est pure fiction. Ce prêtre n’a jamais été enfermé ici. Le tribunal l’a fait partir et lui a donné de quoi vivre en pays étranger. On a écrit cela tout simplement pour faire croire à la sévérité du tribunal et pour effrayer le peuple. Telle était alors la politique de notre gouvernement. L’état n’avait d’autre force que l’opinion ; c’était par l’opinion qu’il se faisait respecter. Aujourd’hui, on range des canons sur la place Saint-Marc, et, derrière les canons, des soldats la mèche en main. Lequel des deux systèmes vaut le mieux ? » En écoutant cette sortie de mon guide, je ne pouvais m’empêcher de reconnaître qu’il exprimait avec une énergie pittoresque des sentimens qui lui étaient communs avec le peuple vénitien tout entier.

Les esprits étaient ainsi disposés, lorsque Pie IX monta sur le siège de saint Pierre et reconnut solennellement les droits des Italiens à l’indépendance. La police autrichienne se fiait sur la douceur et l’insouciance caractéristiques du peuple vénitien. Aussi laissa-t-on pénétrer jusqu’aux lagunes les récits des démonstrations enthousiastes qui saluaient à Rome l’avènement d’une politique nouvelle. Certains mots échappés au pontife circulèrent et furent répétés avec émotion. Quelques hommes entourés du respect de tous s’efforcèrent en même temps d’éclairer les Vénitiens sur la portée des événemens qui s’accomplissaient dans le reste de l’Italie. Les malheurs de Venise, son abaissement, la nécessité de s’élever à une existence plus digne, les moyens d’atteindre ce but encore lointain, tels furent les objets d’un enseignement qui s’adressa spécialement aux classes populaires. Cet enseignement