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las ; il me fut impossible de me lever. Enfin, je m’embarquai pour la France ; la mer m’ayant extrêmement fatigué, je fus forcé de m’arrêter à Malte, ou je fis ma quarantaine. Par hasard, je me retrouvai dans cette même chambre du fort Manuel, ou, trois ans auparavant, j’avais passé quatorze jours si agréables avec Mérimée, travaillant le jour en présence d’une mer et d’un ciel admirables, et le soir recevant de notre savant compagnon de voyage, M. de Witte, des leçons d’archéologie que Mérimée payait régulièrement par une caricature. Le contraste de ce temps heureux avec ma situation présente était bien triste. Ma faiblesse augmenta rapidement, et en même temps augmentait la nécessité d’une privation absolue de nourriture. Il me fallut renoncer à l’eau de riz comme à un aliment trop substantiel, et vivre uniquement d’eau de gomme, ce qui est un régime peu fortifiant. J’en fus bientôt venu à une débilité telle qu’il fut impossible, pendant mon séjour à la quarantaine, de me conduire jusqu’à une fenêtre de ma chambre qui donnait sur la mer, et d’où, pendant mon premier séjour, j’aimais à la regarder. Toutes les fois que je tentai de gagner cette fenêtre, porté dans un fauteuil, je fus près de m’évanouir, et il fallut y renoncer. Dans cet état, je fus parfaitement soigné par M. Durand et M. d’Artigue ; dans le premier, je trouvai un excellent médecin, dans le second une admirable sœur de charité. Quant aux médecins italiens du lazaret, c’était la partie comique du drame. Chaque matin l’un d’eux paraissait sur le seuil de la porte, et à dix pieds de distance, me criait : Montrez votre langue, puis m’adressait quelques questions, toujours les mêmes, et me prescrivait des drogues dans lesquelles je n’avais pas plus de confiance que dans celui qui les ordonnait. Je les faisais acheter scrupuleusement, pour ne point mécontenter ces personnages, qui auraient pu me déclarer suspect de maladie contagieuse, mais j’avais grand soin, eux partis, de jeter les remèdes à la mer.

Enfin, le terme de la quarantaine arriva. On me mit dans une chaise a porteurs, et, à la grande surprise de mes amis comme à la mienne, je vins à bout de traverser la ville de Malte sans perdre connaissance. Tandis que mon flacon sous le nez, je m’appliquais à résister au vertige et à l’étourdissement de ma pauvre tête, et que toute mon attention et toute ma force de volonté se concentraient sur l’effort que je faisais pour ne point m’évanouir, je fus au moment de rire en voyant un grand jeune homme s’approcher de la chaise à porteurs, et, s’adressant a ce moribond qui avait l’air d’un cadavre, lui demander l’aumône, c’est-à-dire m’inviter à ouvrir la portière pour lui donner un sou. Cette persistance de l’habitude et cet instinct opiniâtre de mendicité me semblaient caractéristiques. Enfin, j’arrivai à l’hôtel de France, dont le maître se montra très attentif pour moi, et où les attentions aimables de lord et de lady Hamilton, les soins de mes deux fidèles