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amour malade, pleurant mes peines avec moi, qui paie si mal la dette d’amour que je te dois, Marie, toi mon amie et ma sœur ! » Pauvre Lamb ! on va voir s’il paya faiblement cette dette ; il la paya avec sa vie !

Ce terne isolement où Lamb se trouva délaissé au milieu de l’année 1795 lui fut fatal. Il y avait dans sa famille une disposition à la folie : elle s’aggrava en lui par ce penchant à la rêverie qui devient un besoin et une volupté pour les ames tendres chassées par mille dégoûts de la réalité qui les entoure. Un jour que l’esprit de Lamb était parti pour un de ses fantasques voyages, la folie prit dans sa tête la place vide. Lamb fut enfermé plusieurs semaines dans un hospice d’aliénés. En sortant de sa prison, il courut écrire à Coleridge. Il lui parla de sa folie avec un touchant enjouement. « Coleridge, lui disait-il, je ne sais quelles scènes de souffrances vous avez traversées à Bristol ; quant à moi, ma vie a été légèrement variée dans ces derniers temps. Les six semaines qui ont fini l’année dernière et commencé celle-ci, votre très humble serviteur les a passées fort agréablement dans une maison de fous à Hoxton. Je suis devenu maintenant un peu raisonnable et je ne mords personne ; mais j’étais fou, et mon imagination m’a entraîné dans une multitude de divagations, de quoi faire un volume si on les contait. » Il y revenait dans une autre lettre, en rappelant les jouissances qu’il avait goûtées dans l’intimité de Coleridge, en peignant la tristesse de la solitude morale où il était retombé après le départ de son ami. « Vous vîntes à Londres, et je vous vis dans un moment où votre cœur saignait de blessures récentes. Comme vous, je souffrais d’une espérance déçue ; « vous aviez des chants dont les pleurs consolent ceux qui pleurent ; » mes oreilles les aspiraient avec sympathie, et ils vibraient doucement sur mon ame. En relisant dans votre petit volume la pièce que vous appelez le Soupir, je croyais vous entendre. Je me figurais la petite chambre enfumée de la Salutation, où nous sommes restés ensemble dans les nuits d’hiver, berçant nos peines avec la poésie. Quand vous avez quitté Londres, je me sentis un vide effrayant dans le cœur. Je me trouvai au même instant violemment séparé de deux êtres chéris. Avec quel bonheur j’aurais parcouru avec vous le sentier de la vie ! Vous aviez mêlé à vos causeries tant de charmantes images, que j’oubliais mon chagrin ; mais, en votre absence, le flot de la mélancolie est retombé sur moi et a submergé ma raison. Je suis guéri, mais j’éprouve une stupeur qui me rend indifférent aux espérances et aux craintes de cette vie. Parfois je veux me tourner vers la religion, mais les habitudes sont fortes, et mes ferveurs se bornent hélas ! à quelques momens fugitifs de dévotion solitaire. Votre correspondance m’a relevé de ma léthargie et m’a rendu le sentiment de l’existence. Continuez-la : je ne vous serai pas très importun. Je vous amuserai quelque jour du récit de mon étrange folie. Parfois je jette en arrière, sur l’étal où je me suis trouvé, un triste regard d’envie ;