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Voilà donc l’ouvrier immobilisé dans sa condition ; le voilà livré aux hasards de la concurrence, aux alternatives de triomphe et de ruine des grands capitaux qui luttent par-dessus sa tête, n’ayant d’autre préservatif contre le fléau du chômage que les épargnes amassées par sa prévoyance ; et, s’il a manqué d’économie ou de bonheur, sans défense contre l’oisiveté et la faim.

Mais il est un mal, plus profond encore que la misère physique, auquel l’ouvrier est exposé par la division du travail et la concentration des bras dans les centres manufacturiers. La division du travail en effet tend à réduire l’ouvrier à la fonction la plus simple, la plus déterminée, la plus monotone, celle, par exemple, qui consiste à faire éternellement la vingtième partie d’une épingle ; elle le subordonne et l’assimile de plus en plus à ces machines dont il n’a guère qu’à seconder l’aveugle mouvement. Et pendant que son intelligence oisive s’obscurcit et s’éteint, tout conspire à corrompre ses mœurs ; au milieu de ces vastes agglomérations d’hommes, entassés comme des grains de sable, mais sans ciment pour les unir, vous chercheriez en vain la place du foyer domestique, cet asile des sentimens honnêtes et des saines habitudes. Le mari est entraîné loin de sa femme par la spécialité abrutissante de son travail ; l’enfant, machine déjà utile au sortir du berceau, est séparé de la mère. Le concubinage et la prostitution se substituent aux liens sacrés de la famille, et les pures jouissances que l’ouvrier n’est plus capable de goûter cèdent la place aux distractions bruyantes et aux plaisirs raffinés.

Je ne fais que signaler des tendances déplorables. À Dieu ne plaise que j’agrandisse et que j’envenime les plaies de notre société ! Je n’ignore pas que les machines, en rejetant sur des agens aveugles et insensibles le travail pénible et rebutant, pour réserver à l’ouvrier une tache plus noble, ont servi tout ensemble à soulager ses bras et à exercer son intelligence ; je sais que, si la concurrence entraîne des chômages à la suite des crises du commerce et des catastrophes de l’industrie, si elle tend à l’abaissement des salaires, elle produit dans les objets de consommation un bon marché qui profite à l’ouvrier comme à tout le monde ; je sais que le séjour des grandes villes peut initier l’ouvrier à des connaissances et à des jouissances qui élargissent son esprit, qui élèvent son ame et son cœur : mais, en faisant toutes les réserves nécessaires, en s’abstenant de toute exagération et de toute déclamation, il n’en reste pas moins indubitable que la constitution économique de notre société engendre nécessairement deux tendances, lesquelles conduiraient, si on les laissait agir sans contre-poids, à ces deux épouvantables conséquences : division de la société en deux armées ennemies, abrutissement intellectuel et moral des classes ouvrières.

Le mal que j’indique fût-il le seul qui travaille ou menace notre société, la liberté mal réglée et l’isolement des individus n’eussent-ils