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séduite ; qui aurait pu résister aux charmes de la sirène ? En vain Bute le frère cadet, envoya-t-il son jeune fils, le petit Pitt Crawley chez la riche mourante ; le jeune imprudent fuma un cigare et fut perdu. Rébecca était bien habile ; mais les habiles finissent toujours par se duper eux-mêmes : leurs triomphes font banqueroute. Ils s’imposent de si terribles conditions, ils passent par tant de chemins secrets et usent tant de forces en pure perte, qu’un beau jour il faut bien qu’ils succombent. Les manœuvres de Rébecca se détruisirent l’une par l’autre.

Ce fut Rawdon qu’épousa secrètement Rébecca, et sur cet Hercule un peu grec qu’elle appuya ses spéculations futures. Peut-être sans ce mariage eût-elle hérité de miss Crawley ; le membre des communes, devenu veuf, accourut en vain auprès de Rébecca pour lui demander sa main. Elle aurait été lady Pitt Crawley, si elle ne se fût pas trop pressée ; on imagine avec quelle douleur elle contempla, tombant à ses pieds, le vieux baronnet dont elle ne pouvait plus accepter l’offre séduisante. Battue par ses propres ruses, et, fuyant à la fois la tante et le membre du parlement, elle alla vivre à Brighton avec son mari Rawdon de l’industrie où il était passé maître, — industrie qui a ses chevaliers et qui exige du talent. Ne l’exerce pas qui veut ; mais Rébecca est faite pour renverser tous les obstacles, et l’on suit de l’œil avec un intérêt puissant ce pêcheur vigilant, et ingénieux, qui, armé de son hameçon et posté dans une situation dangereuse, sur un vieil orme par exemple, au bord d’un ruisseau profond, essaie de saisir au passage quelque énorme brochet, et, les yeux fixés sur le monstre, en épie les mouvemens et la fuite. Telle est notre petite Rébecca en face des hommes et des choses. De malice en malice, d’espièglerie en espièglerie, de ruse en ruse et de chute en chute, Rébecca ne peut manquer d’arriver à la splendeur. Ce tour de force perpétuel dont elle se tire avec une grace prodigieuse, dont elle ne peut venir à bout que par le sacrifice successif de quelques débris de son honneur, la mènera aussi loin que possible. Au moment où nous sommes arrivés, la sirène a déjà tout captivé et tout vaincu, — dans l’intérieur sauvage et champêtre du membre du parlement tracassier et cynique comme dans la chambre à coucher de la femme du monde qui vieillit ; — nous la verrons digne d’elle-même sur une scène plus animée et plus sanglante, auprès du champ de bataille de Waterloo.


V. — BRUXELLES AVANT LA BATAILLE DE WATERLOO.

Nous voici de retour à Bruxelles, peu de jours avant cette terrible journée de Waterloo qui a laissé d’ineffaçables traces dans les cœurs