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de Guillaume de Schlegel, c’est ainsi que naît et s’élance, armée comme une Minerve, la vaillante esthétique de Louis Boerne. Écoutez sa profession de foi :


« Le théâtre classique des Français m’est bien plus antipathique que celui des Allemands, mais seulement quand je le lis, non pas quand je le vois représenter en France. Alors je m’aperçois bien vite que toutes les erreurs du drame français sont les erreurs des Français eux-mêmes, que ce sont des fautes imputables à leur nationalité. Au contraire, les fautes du drame allemand témoignent de l’absence de toute nationalité chez ce peuple un peuple qui ne se sent peuple que parce qu’il broute, comme un troupeau, dans un même parc ; un peuple qui craint le loup et honore le chien, et qui, au moment de l’orage, courbe patiemment la tête jusqu’à ce que le tonnerre ait passé ; un peuple qui n’est compté pour rien à la fin de chaque année dans le grand livre de comptes de l’histoire, et qui ne sait pas lui-même se porter en compte quand il est chargé du travail ; — un tel peuple peut être parfaitement doux, produire d’excellente laine et rendre de grands services dans le ménage, mais jamais il n’aura une poésie dramatique. Il sera le chœur dans tous les drames étrangers, le chœur qui fait entendre de sages réflexions ; il ne sera jamais un héros !

« Tous nos poètes dramatiques, les mauvais, les bons, les excellens, tous ils ont pour type national l’absence de nationalité ; pour caractère, l’absence de caractère. Notre silencieuse nature, si réservée et si timide, nos vertus d’intérieur et notre prétendue inaptitude à la vie publique, notre résignation d’enfans dans la société civile et notre emphatique orgueil quand nous avons une plume à la main, tout cela réuni oppose un invincible obstacle au développement de l’art dramatique. La sculpture se perdit dans les premiers temps du christianisme, parce qu’on avait renoncé à l’étude du nu ; il n’y a pas de caractères francs en Allemagne, c’est pour cela que l’art dramatique n’existe pas.

« … Avec le drame français, la critique a sans doute ses difficultés et ses ennuis, le spectateur jamais. Si ce n’est pas là une vraie tragédie, une comédie vraiment digne de ce nom, c’est tout au moins un journal des événemens contemporains, et chacun s’y intéresse. On pleure ou on rit, on applaudit ou on siffle, on ne demeure pas indifférent. Dans le drame allemand, au contraire, s’il n’y a pas le mérite de l’art, il n’y a rien… C’est à désespérer de ce peuple, quand on le voit toujours en contradiction avec la température des saisons de l’année. Pendant l’hiver, son ame est toute nue ; elle porte des fourrures pendant l’été. En temps de guerre, l’Allemand fait de la politique ; en temps de paix, il remanie la carte du globe. Il écrit des livres sur l’économie politique des Athéniens ; quant à l’économie politique des Autrichiens, qui ont son argent dans les mains, il n’en sait pas le premier mot. Une académie de Berlin, pour fêter l’anniversaire de la naissance de Frédéric-le-Grand, fait une lecture sur le calcul infinitésimal ; ne serait-il pas plus à propos, ne serait-ce pas une œuvre plus bienfaisante et plus patriotique de faire, pour un tel jour, une étude sur la confédération des souverains allemands ? Les Anglais et les Français valsent avec la muse du siècle ; les Allemands ne peuvent que danser un menuet avec elle. Il sont toujours à l’opposé l’un de l’autre, le cavalier en haut, la dame en bas ; il s’éloignent, se regardent de côté, et s’ils se tendent la main, c’est un signe d’adieu