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que c’est la maladie d’une intelligence déroutée qui ne trouve plus sa voie. Les premières lettres indiquent assez l’état de son ame au moment du départ, et ce qu’il va chercher loin de son pays. Elles sont écrites de Carlsruhe et de Strasbourg à la date du 5 et du 7 septembre 1830.


« Carlsruhe, dimanche.5 septembre 1830.

« Je commence à sentir la bonne influence du voyage. J’avais en moi une légion de diables ; en voilà déjà quelques-uns de partis. Cependant, plus j’approche de la frontière de France, plus je deviens fou. Je sais bien ce que je ferai sur le pont de Kehl, quand j’aurai tourné le dos à la dernière sentinelle badoise ; mais, en vérité, je ne puis confier cela à une dame. »


« Strasbourg, mardi 7 septembre 1830.

« J’ai vu la première cocarde française au chapeau d’un paysan qui, venant de Strasbourg, passa près de moi dans une rue de Kehl. Elle m’apparut comme un arc-en-ciel après le déluge de nos jours, comme le signe de paix du Dieu apaisé. Et quand le drapeau tricolore flotta tout radieux au-devant de moi :… je ne saurais décrire l’émotion que j’éprouvai. Le cœur me battait au point de me faire mal, et ce n’est qu’en pleurant que je soulageai ma poitrine oppressée. C’était un mélange indécis d’amour et de haine, de joie et de deuil, d’espérance et de crainte. Le courage ne pouvait vaincre dans mon sein la tristesse, ni la tristesse le courage. Je sentais en moi une lutte sans fin et sans relâche. Le drapeau était au milieu du pont, le bâton s’enfonçait dans la terre de France ; mais une partie de l’étoffe flottait dans l’air allemand. C’était la bande rouge qui se déployait toute seule dans notre mère-patrie. C’est aussi la seule couleur que nous demanderons à la liberté de la France. Rouge, sang, sang ! — Et ce sang ne coulera pas sur les champs de bataille. Dieu ! que ne puis-je une fois combattre sous ce drapeau, écrire un seul jour avec de l’encre rouge !… »


Il est évident que ce n’est pas là une émotion artificielle, mais une fureur vraie qui va s’enflammer encore. Tous les diables qui le possédaient ne se sont pas enfuis. Le style même, ordinairement si fin, se ressent de la fièvre démagogique de l’auteur. Les deux premiers volumes, tels qu’ils ont paru en français, avec des suppressions et des atténuations considérables, ne donnent qu’une idée affaiblie de l’original. Le traducteur a reculé, et je l’en félicite, devant certaines bouffonneries de sans-culotte. Plût à Dieu que Louis Boerne eût montré le même respect de son nom ! Quand on lit tel ou tel passage de cette correspondance, on se demande, en vérité, si c’est bien là cet ingénieux esprit tant admiré de Rachel de Varnhagen et de Frédéric de Gentz. Est-ce bien lui qui promet à l’Allemagne de si étranges adieux sur le pont de Kehl ? Est-ce lui qui fait de si maussades plaisanteries sur la beauté ou la laideur des rois, et qui voit dans la forme de leur nez un suffisant motif de révolution ? Est-ce lui surtout qui prodigue les derniers outrages