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des illettrés. Au lieu de refaire, comme nos rhétoriciens, une tragédie de Racine, ils refont une tradition locale, et, plus heureux que l’auteur imprimé, ils n’ont point à craindre le jugement de ces hommes de goût, toujours empressés de faire les autres petits, dans l’espoir qu’ils en paraîtront plus grands.

Cependant, il faut le reconnaître, ce travail poétique sur le fond commun des traditions nationales se trouve déjà arrêté dans beaucoup d’endroits et s’est ralenti partout. La cause n’en est point seulement comme on l’a dit, dans l’attiédissement des croyances et dans les victoires journalières de la logique sur l’imagination ; elle est aussi dans la grandeur émouvante des événemens contemporains, dans la part que chacun a dû y prendre, en joie ou en douleur. La population de nos campagnes, si long-temps gardienne des récits du passé, les a, malgré elle, oubliés au milieu des épreuves de la république et des gloires de l’empire. Emportée par l’élan prodigieux de la France, elle a parcouru l’Europe avec nos aigles, combattu les bleus dans nos landes, ou subi pendant de longues années la captivité des pontons anglais.

La grande révolution, en appelant la nation entière au secours de la patrie, a mêlé le peuple à l’histoire ; en permettant un rôle à chaque homme, elle lui a donné une vie individuelle dans la vie générale, une scène particulière dans l’ensemble du drame. De là cette variété et cette abondance de souvenirs laissés par le siècle aux plus humbles contemporains. Autrefois, le paysan, attaché à la glèbe et ignorant ce qui se passait au-delà de son clocher, vous racontait ce qui avait été raconté à son père : le roman et la chronique n’existaient pour lui que dans la tradition ; aujourd’hui tous deux ont passé dans la vie réelle. Si vous l’interrogez, il ne saura plus peut-être la légende de la paroisse, le conte du foyer ; mais il pourra vous dire quel soleil éclairait la grande fédération, ce qu’a dit Napoléon en montrant les pyramides, ou comment s’est englouti le Vengeur.

C’est, donc maintenant, et non plus tard, qu’il faut recueillir ces souvenirs du passé, si l’on ne veut point attendre qu’ils s’oublient et laissent dans nos documens historiques un vide impossible à remplir. Pour sentir l’importance d’un pareil travail, il suffit de le supposer accompli sur une autre période de l’histoire, sur l’antiquité, par exemple. Que l’on se figure l’intérêt d’un recueil qui comprendrait les légendes religieuses de la société antique, les chroniques de ses camps, les contes de ses ports, de ses tavernes et de ses places publiques ! Eh bien ! ce qui nous manque pour l’antiquité, il faut que nous l’ayons au moins pour notre histoire moderne. Malheureusement cette recherche présente des difficultés sérieuses. Pour recueillir les contes populaires il ne suffit pas de veiller au foyer des fermes, d’interroger les anciens du village ; il faut surtout vaincre les défiances des paysans, toujours