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traditions anciennes. Il y a là une étude à faire sur le pays et sur les hommes. En général, la première condition pour devenir conteur populaire est d’exercer un métier qui laisse de la liberté à l’intelligence et que l’on appelle poétiquement, dans certaines provinces, métier de loisir. Tels sont ceux des blatiers, là où l’usage du four banal a été conservé ; des propriétaires de fontaines, quand l’eau s’achète ; des meuniers, chez lesquels il faut apporter le grain et aller reprendre la mouture ; des gardiens de lavoirs dans les lieux où ne coule pas de ruisseau commun ; de tous ceux enfin chez qui se réunissent forcément, chaque jour, les femmes et les jeunes filles. Là circulent surtout les chants d’amour, les anecdotes malignes et les pratiques superstitieuses. Vous y apprendrez l’incantation qui montre en rêve celui qu’on doit épouser les facéties de Roquelaure, ce Diogène populaire des temps modernes, et les chansons de Marie Anson, de la Jolie fille de la garde, du Rossignol des bois, ou de l’Orpheline de Lannion. Viennent ensuite les muletiers, les messagers de village, les mendians, grands chanteurs de ballades et grands conteurs de chroniques ou de légendes. Toujours en chemin, ils connaissent les carrefours mal famés, ils savent l’histoire de la plus petite chapelle ; ils vous montreront, sur la lisière des bois, les cercles mystérieux où l’herbe flétrie dénonce la danse nocturne des fades ; ils ont appris à reconnaître les pierres qui se soulèvent aux grandes nuits et laissent visibles les trésors du maître bouc. La plupart même appuieront de leurs témoignages la réalité de la tradition. Surpris par l’obscurité au sortir de quelque joyeuse rencontre d’amis et forcés de traverser une bruyère que Dieu a oublié de mettre sous la protection d’un saint, ou une gorge de montagne bordée de croix de meurtres, ils auront vu de leurs yeux l’esprit qui les hante, ils vous diront sa taille, sa forme, jusqu’à sa couleur ; pour peu que vous doutiez, ils se rappelleront qu’ils lui ont parlé.

Quant aux conteurs de fabliaux, ils forment une espèce à part. Ce sont, d’ordinaire, de ci-devant bons compagnons forcés, par l’âge ou les infirmités, de transporter la joyeuseté d’action dans la joyeuseté de paroles, sorte de Scarrons champêtres qui, ne pouvant plus rien faire, se permettent de tout dire. Les tailleurs ambulans, les ménétriers, les rhabilleurs, les courtiers de vente, fournissent un certain nombre de ces jongleurs, comme on les nomme encore dans quelques cantons du midi : les plus renommés se recrutent parmi les sacristains ou les sonneurs de cloches. C’est là que se trouvent encore les vrais disciples de Rabelais, les seuls qui sachent se damner avec sécurité. Tous les autres se livrent au péché comme à une révolte ; eux seuls s’y embarquent doucement comme sur un bateau de passage. Évidemment ils connaissent a fond les sentiers du salut ; ils ont appris tous les détours que l’on peut se permettre