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II – LE MENEUR DE NUÉES

— C’était en 1807, lors de la quatrième coalition contre la France. La leçon d’Austerlitz n’avait point paru suffisamment claire à l’Allemagne, et Napoléon allait être forcé d’y ajouter celle d’Iéna. Les conscrits rejoignaient de toutes parts leurs dépôts, sous les ordres de sous-officiers instructeurs. J’avais reçu la conduite d’un de ces détachemens avec lequel je gagnais le Rhin. On était encore aux jours d’enthousiasme militaire, et nos jeunes gens n’entrevoyaient dans la fumée de la bataille qu’épaulettes à gros grains et croix d’honneur. Aussi allaient-ils au feu comme à la noce. On doublait les étapes pour arriver plus vite, et on se reposait en apprenant la charge en douze temps. Seulement, quand on rencontrait par hasard, sur son chemin, une fête, une moisson ou une vendange, les souvenirs du village se réveillaient tout à coup ; la troupe s’arrêtait, les fusils étaient jetés sur l’herbe, et l’on se mêlait une dernière fois aux joies de la danse ou du travail.

Ce fut dans une de ces haltes, au milieu des gerbes, que l’on me raconta l’histoire du meneur de nuées Pierre Hublot, plus communément désigné sous le nom de grand Pierre. Personne dans le pays ne savait d’où il y était venu ni depuis combien de temps il y habitait, Les plus vieux prétendaient l’avoir toujours connu ayant le même âge. Il vivait dans une cabane en ruines du salaire de quelques journées faites chez les laboureurs du voisinage. Aucun d’eux ne le demandait, mais aucun n’eût osé refuser ses services, car le grand Pierre avait reçu du démon une corde invisible avec laquelle il tournait la roue des vents et distribuait à sa fantaisie, le froid, la pluie et le soleil. Un seul homme avait eu la hardiesse de lutter contre lui et à son grand dommage. C’était dans la jeunesse de Hublot, c’est-à-dire bien avant l’enfance des plus vieux, qui tenaient cette histoire de leurs pères.

Il y avait alors dans le village un fermier nommé Michel que rien n’effrayait ; le péril était pour lui la saveur des choses. Quand il vit que tout le monde passait vite près du grand Pierre, il s’arrêta pour lui parler ; quand il reconnut que personne n’osait lui déplaire, il se mit à le braver. Le conducteur de nuées montra plus de patience qu’on ne devait en attendre d’un homme qui, comme on le disait communément, avait à ses ordres tous les carrosses du diable. À la fin pourtant, il se lassa. Un jour qu’il était assis devant sa porte, Michel, qui passait avec d’autres, lui demanda, par raillerie, s’il lui restait de la graisse d’enfant baptême pour aller au sabbat.

— Plus qu’il ne te restera demain de beurre et de lait, répondit le sorcier avec colère.